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LAURENT-PICHAT.


À MADAME CHARRAS




Comme un pèlerinage où le cœur doit se rendre,
Pour me fortifier, j’ai voulu vous revoir
Avant l’hiver qui s’ouvre, avant d’aller reprendre
Ma place dans la foule et mon poste au devoir.

Tel qu’un oiseau perdu tombe, l’aile blessée,
Et vient boire au lac noir de la sombre Gemmi ;
Moi, dans votre douleur j’ai plongé ma pensée,
Et nous avons parlé de notre grand ami.

Je sortirai meilleur de cette bonne halte ;
Je ne crains plus de voir mon ardeur me trahir,
Je sens que ce breuvage amer et pur m’exalte,
Et je sais mieux aimer maintenant, mieux haïr.

Une fleur naît toujours aux lieux les moins propices,
Fleur libre qu’une main ne cueillera jamais,
Fleur de la neige, fleur des sombres précipices,
La fleur souffrante et rose, hôtesse des sommets.

Tel est le souvenir né dans la solitude
Où vous m’avez admis en me tendant la main,
Et d’où je redescends parmi la multitude
De ces indifférents que je verrai demain.

Gardez ce souvenir. La vallée est profane ;
La terre n’est que fange et l’air est obscurci.
Adieu ! Je ne veux pas que cette fleur se fane !
Gardez-la ! Je viendrai la respirer ici.