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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


Pour tout clore, il advient que trente fidalgos
Entrent, de deuil vétus, et par deux rangs égaux.
La Ximena Gomez marche au centre. Elle pleure
Son père mort pour qui la vengeance est un leurre.

La sombre cape enclôt de plis roides et longs
Son beau corps alangui, de l’épaule aux talons ;
Et, de l’ombre que fait la coiffe et qu’il éclaire,
Sort comme un feu d’amour, d’angoisse et de colère.
Devant la chaise haute, en son chagrin cuisant,
Elle heurte aux carreaux ses deux genoux, disant :

— Seigneur ! donc, c’est d’avoir vécu sans peur ni blâme,
Que, six mois bien passés, mon père a rendu l’âme
Par les mains de celui qui, hardi cavalier,
S’en vient, pour engraisser son faucon familier,
Meurtrir au colombier mes colombes fidèles
Et me teindre la cotte au sang qui coule d’elles !
Don Rui Diaz de Vivar, cet orgueilleux garçon,
Méprise grandement, et de claire façon,
De tous tes sénéchaux la vaine chevauchée,
Cette meute sans nez sur la piste lâchée,
Et qu’il raille, sachant, par flagrantes raisons,
Que tu ne le veux point forcer en ses maisons.
Suis-je d’un sang si vil, de race tant obscure,
Roi, que du châtiment il n’ait souci ni cure ?
Je te le dis, c’est faire affront à ton honneur
Que de celer le traître à ma haine, Seigneur !
Il n’est point roi celui qui défaille en justice,
Afin qu’il plaise au fort et que l’humble pâtisse
Sous l’insolente main, chaude du sang versé !
Et toi, plus ne devrais combattre, cuirassé
Ni casqué, manger, boire, et te gaudir en somme,
Avec la Reine, et dans son lit dormir ton somme,