Page:Lemonnier - Félicien Rops, l’homme et l’artiste.djvu/132

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heures, personne ne pouvait plus se rendormir et où, assis en travers du matelas, genoux au menton, on se remettait à parler des chevaux qui couraient sans tomber, se vidant à mesure les entrailles dans lesquelles ils se prenaient les fers, des moribonds en hâte enterrés dans les tranchées avec les morts et toujours de l’épouvantable relent de décomposition qui entrait dans les vêtements, imprégnait les cheveux, adhérait si bien aux poils des moustaches qu’on ne cessait plus d’avoir de la charogne sous le nez, même en mangeant.

— Quel livre on ferait là-dessus ! disait Rops. Oui, toute cette plaine qui grouille de cervelle humaine, les morts à fleur de gazon et qui vont faire de l’engrais pour le blé de demain, la puanteur presque voluptueuse du vaste pourrissoir, jusqu’à donner l’idée de la terre en amour… Et illustrer ça, comme une vaste fresque de cimetière, avec les rictus funèbres et cocasses des macchabés… Voyez-vous, c’est l’effet de notre vieille sensiblerie de ne pas nous laisser voir ce qu’il y a de comique dans la mort, un comique froid, pincé, terrible. Tenez : j’en ai vu là-bas trois à la lisière d’un bois, tombés le nez en l’air, avec le trou noir des narines dans leur pâleur verte de pierrots faisandés et qui, tout disloqués, leurs jambes sous eux, la paume des mains retournée, ressemblaient à des clowns macabres bouffonnant dans une farce de cirque. Et tout de même, mes enfants, en vous le racontant, j’en ai la chair de poule… Ah oui, faire un livre avec toute cette fantocherie prise sur le vif, au naturel !

Les visages retombaient et avec cette force de vie sur laquelle rien n’avait prise, il continuait à parler. Des projets se déroulèrent. Il était à la piste d’un procédé avec lequel il allait pouvoir enfin sérieusement travailler. Tout le reste n’était encore qu’apprentissage. Ce fut là aussi qu’il me parla pour la première fois de sa Société d’Aquafortistes.

Six heures sonnèrent à une pendule, dans la maison. Nous nous habil-