Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/25

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parcelle, s’était obstiné dans la grande fosse vide où, pendant toute une année, on avait travaillé, de l’eau jusqu’aux genoux, sans rencontrer la houille. À la fin le pic avait heurté la veine ; le mur hostile, contre lequel tant d’efforts avaient échoué, s’était rompu ; on avait remonté une première cage de charbon.

Alors Marescot avait réuni les actionnaires ; il leur avait fait palper cet or noir si miraculeusement retrouvé ; on lui avait confié la gérance ; et, tout le vieux matériel remplacé, les services réorganisés, les installations améliorées, la Dure-Mère, ainsi que l’appelaient les titres de propriété, s’était remise à flamber par toutes ses ouvertures, comme une corvette de guerre gréée à neuf et crachant la mitraille à pleins sabords.

Au bout de vingt ans, l’ex-porion avait résigné ses fonctions ; on l’avait remplacé par son fils ; et, très aventureux mais prudent, doué d’ailleurs d’une rare activité d’esprit, aimant par surcroît les affaires comme une bataille où il se jetait à corps perdu, il s’était intéressé depuis à une quantité d’industries qui petit à petit avaient quintuplé ses écus. L’argent, toutefois, n’avait pas changé sensiblement ce gros homme sans éducation, en qui la nature avait suppléé à tout le reste et qui, sachant à peine lire et pas du tout écrire, les manières et la gaieté bourrues d’un ouvrier heureux sous le débraillé de son éternel costume gris de fer, petit, boulot, une lourde chaîne d’or au ventre et toujours patoisant, avec un clignotement de petits yeux gris très fins dans la graisse hilare des joues, déployait une diplomatie d’instinct, étonnait par la rectitude de sa judiciaire, menait la fortune tambour battant avec la rondeur et la décision d’un beau joueur.

— Moi, je dois tout à la chance, disait-il en ouvrant toutes larges ses énormes mains aux doigts gourds.

Et à table, la serviette largement déployée sur l’estomac, il se complaisait à raconter ses années de misère, les jours sans pain, tout un hiver pendant lequel les siens et lui n’avaient mangé que des pommes de terre cuites sous la cendre, accompagnées le dimanche seulement, et encore pas tous les dimanches, d’un chiquet de lard gros comme le pouce et qu’ils étaient six à partager.