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Combinez l’espace sans fin de l’air, la chaleur du soleil, l’influence du parfum capricieux, les nuages décrits à mon esprit compréhensif, le fréquent passage d’un ruisseau à travers le sol, l’expansion d’un lac ridé par le vent, l’ondulation sensible des collines, dont je me souviens quand je suis bien loin d’elles, les arbres surplantant les arbres quand je marche près d’eux, les repères que j’essaie de garder pendant qu’on m’indique la direction des différents points de l’horizon, et vous commencerez à être plus certains de mon paysage mental. La limite extrême à laquelle ma pensée atteindra clairement est l’horizon de mon esprit. Par cet horizon j’imagine celui que l’œil distingue.

Le toucher ne peut pas franchir la distance — il n’est capable que du contact des surfaces — mais la pensée saute l’abîme. Pour cette raison il m’est possible d’user des mots qui décrivent les objets éloignés de mes sens. J’ai senti les rondeurs dans la tendre forme de l’enfant ; je peux appliquer cette perception au paysage et aux collines du lointain.

Certainement, je vais assez loin pour sympathiser avec la jouissance que mes semblables ressentent dans la beauté qu’ils voient et dans l’harmonie qu’ils entendent. Ce lien entre l’humanité et moi vaut la peine d’être maintenu, même si les idées sur lesquelles je le base prouvent être erronées. D’agréables et belles vibrations existent pour mon toucher, bien que pour m’atteindre elles doivent voyager à travers d’autres substances que l’air. Ainsi j’imagine les sons agréables et enchanteurs et leur arrangement artistique qu’on appelle la musique, et je me rappelle qu’ils voyagent à travers l’air vers l’oreille apportant des impressions quelque peu semblables aux miennes. Je sais aussi ce que sont les tons, puisqu’ils sont perceptibles actuellement dans la voix. Maintenant, la chaleur varie considérablement dans le soleil, dans le feu, dans les mains, dans la fourrure des animaux. En vérité il y a pour moi une telle chose qu’un soleil froid. Ainsi je pense aux variétés de la lumière qui touchent l’œil, froides et chaudes, vives et voilées, douces et éclatantes, mais toujours lumière, et j’imagine leur passage à travers l’air vers un sens largement ouvert au lieu d’un sens étroit comme le toucher. De l’expérience que m’ont donnée les voix, je devine comment l’œil distingue les ombres parmi la lumière. Pendant que je lis les lèvres d’une femme dont la voix est un soprano, je note un son bas ou joyeux, parmi la voix haute et déployée. Quand je sens mes joues chaudes, je sais qu’elles sont rouges. J’ai tellement lu sur les couleurs, j’en ai tellement parlé que, sans aucune intention de ma part, je leur attache un sens, précisément comme tout le monde attache une certaine signification à des termes abstraits, comme espérance, idéalisme, monothéisme, intellect, qui ne peuvent pas être véritablement représentés par des objets visibles, mais qui