Page:Leneru - Le Cas de Miss Helen Keller.pdf/24

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sorte d’équivalent pour les sensations physiques manquantes. Il doit percevoir une ressemblance entre les choses extérieures et les choses intérieures, une correspondance entre le vu et le non-vu. Je me sers d’une telle correspondance en bien des cas et peu importe jusqu’à quel point je l’étends aux choses que je ne peux pas voir ; cela ne tombe pas sous l’expérience.

Elle achève enfin son analyse, j’ai envie d’écrire son rapport, sur le monde singulier dont elle seule a jamais parlé, et fait cette remarque importante :

Ma main a sa part dans la multiple connaissance, mais il ne faut jamais oublier qu’avec les doigts je vois seulement une très petite portion des surfaces et que je dois passer et repasser la main avant que mon toucher saisisse l’ensemble. Il est encore plus important, cependant, de se souvenir que mon imagination n’est pas enchaînée à certains points, positions et distances. Elle met toutes les parties ensemble, simultanément, comme si elle les voyait ou les savait au lieu de les sentir. Bien que je ne sente à la fois qu’une petite partie de mon cheval — mon cheval est nerveux et ne se soumet pas aux explorations manuelles — cependant, parce que j’ai bien des fois senti le jarret, les naseaux, le sabot et la crinière, je peux voir les coursiers de Phébus Apollon parcourant le ciel.

Avec un tel pouvoir actif, il est impossible que ma pensée demeure vague, indistincte. Elle doit nécessairement être forte, définie. Ceci est réellement un corollaire de la vérité philosophique, que le monde réel existe seulement pour l’intelligence. C’est-à-dire, je ne peux pas toucher le monde en sa totalité ; à la vérité, j’en touche moins que les autres n’en voient ou n’en entendent. Mais toutes les créatures, tous les objets passent entiers dans mon cerveau et y occupent la même étendue que dans l’espace matériel. Je déclare que pour moi les pensées ramifiées, sinon les rameaux des pins, ondulent, dominent, bruissent et rendent harmonieuses les crêtes des montagnes s’élevant sommet sur sommet. Si j’ai la velléité de me représenter le monde comme un tout, il devient vision immédiate : homme, bête, oiseau, reptile, mouche, ciel, océan, montagne, plaine, roc et galet. La chaleur de la vie, la réalité de la création est sur tout. La pulsation des mains humaines, la douceur des fourrures, les souples ondulations des longs corps, le piquant bourdonnement de l’insecte, la raideur des escarpements quand je les gravis, la liquide mobilité et le grondement des vagues sur les rochers. Étrange à dire, j’ai beau l’essayer, je ne peux pas astreindre mon toucher à pénétrer cet univers en tous sens. Dès que je le tente, tout s’évanouit ; seuls de petits objets demeurent, d’étroites portions de surfaces, de simples indications tactiles, un chaos de choses dispersées au hasard. Aucun frisson,