Page:Leneru - Le Cas de Miss Helen Keller.pdf/7

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venait d’apprendre à penser. « Quand j’étais enfant, dit-elle » mon langage intérieur était un épèlement intérieur. Dès que j’appris à parler, mon esprit rejeta les signes et commença d’articuler. »

C’est à ce dernier effort, je le crois, qu’elle doit aussi son style qui choisit les mots pour l’oreille et rythme les phrases. Cela est bien étonnant, et je ne trouve pas qu’on ait assez remarqué le phénomène. À moins de composer une sonate, il semble que rien ne lui était plus inaccessible. Elle aurait pu lire indéfiniment ; une lecture épelée ne lui donnait que le lettre à lettre, mais aucune valeur relative des syllabes et des mots. Il faut qu’elle ait senti les voyelles dans sa gorge et dans sa bouche, les consonnes entre ses lèvres et ses dents ; pour prendre ce contour de la parole qu’elle sait si bien contrôler, il faut qu’elle ait senti la respiration dans la phrase, qu’elle se soit mise à lire comme à penser en articulant, c’est-à-dire en entendant.

Voici où en est aujourd’hui miss Keller. Elle a 28 ans, mais à peine 20 ans d’humanité, si l’on tient compte que son premier mot lui fut épelé à sept ans et que les images, les impressions d’enfance n’ont pas existé pour elle.

Il y a quelques mois, dans un journal annonçant la publication du Mathilda Ziegler Magazine pour les aveugles, paraissait l’entrefilet suivant : « Un grand nombre de poèmes et de contes doivent être négligés parce qu’ils relèvent de la vue. Les allusions au clair de lune, à l’arc-en-ciel, aux étoiles, aux nuages et paysages ne doivent pas être imprimés, parce qu’elles tendent à exagérer chez l’aveugle le sens de son affliction. »

C’est-à-dire, je ne dois pas parler de belles demeures et de jardins, parce que je suis pauvre. Je ne dois rien dire sur Paris et les Indes, parce que je ne peux pas les visiter dans leur réalité territoriale. Je ne dois pas rêver du ciel, parce qu’il est possible que je n’aille jamais là. Cependant, un esprit d’aventure me contraint à user des mots de vue et de son, dont je ne peux deviner le sens que par l’analogie et l’imagination. Le jeu hasardeux est la moitié du plaisir, la joie de la vie quotidienne. Je m’illumine quand mes livres parlent des splendeurs que l’œil seul peut contempler. Les allusions aux nuages et aux clairs de lune n’exagèrent pas le sens de mon affliction, elles emportent mon âme hors de l’étroite réalité de l’affliction.

Les critiques aiment beaucoup nous dire ce que nous ne pouvons pas faire. Ils assurent que la cécité et la surdité nous séparent com-