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Page:Leo - Un mariage scandaleux.djvu/97

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se servit aussi de la soupe et mangea debout près de la table, s’entretenant avec eux du prix et de la qualité du blé, de la nature des assolements, de la gentille façon dont s’y prenaient la pluie et le beau temps cette année pour aider l’homme dans son travail. Elle faisait ainsi, non pas avec la condescendance affectée qu’y eût mise sa cousine, mais avec une simplicité sincère à laquelle ne se trompait point le paysan, et qui faisait dire dans Chavagny : — La demoiselle Lucie est une fille de bon cœur et de grande raison, qui n’est point fière et point ignorante.

Elle alla aussi dans la matinée, vers dix heures, jusqu’au lieu du labourage porter aux travailleurs du pain et du vin, et resta bien là une demi-heure à regarder, tout en tricotant, le soc étincelant creuser les sillons. Elle se sentait à l’aise au milieu de ces harmonies. C’était la vingtième fois qu’elle venait voir cela. Autrefois, petite fille, elle y passait des heures entières, écoutant avec délices le craquement de la charrue, le sourd gémissement de la terre, et les graves encouragements du laboureur à ses bœufs : — Ho ! ho ! allo ! allo ! Solar ! Vermoué ! et souventes fois aussi des jurements sonores, qui résonnaient à l’aise sous la voûte bleue du ciel, sans que Lucie en fût plus scandalisée que ne l’étaient Vermoué, Fauvet ou Solar. Ces bœufs semblaient toujours les mêmes, avec leur poil rouge ardent, leurs cornes blanches et noires, et cette tête patiente et forte, admirable de mansuétude, aux narines fumantes, aux grands yeux doux. Le ciel était semblable aussi. La prairie, les champs voisins, les chênes, le chemin creux, rien de tout cela n’avait changé. Seulement, au lieu de jouer en compagnie de Lucie avec les petites coupes et les glands des chênes, ou de dénicher des oiseaux ; au lieu, comme le petit François, d’aller devant les bœufs en les pressant de l’aiguillon, Michel, maintenant grand et vigoureux, dirigeait la charrue d’une main