Page:Leo - Une vieille fille.pdf/212

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trophes, et mademoiselle Lucie Bertin, dans le roman d’André Léo, peut devenir la femme du laboureur Michel, sans que son père se porte à des voies de fait aussi fâcheuses. Si jamais cependant mariage causa du scandale, ce fut celui-là. Il scandalise les parents de Lucie, les époux Bertin, couple oisif et misérable, emprunteur et vaniteux, criant famine et mendiant plutôt que d’abaisser sa dignité bourgeoise jusqu’à mettre la main à la terre. Il scandalise les cousins Bourdon, les plus gros propriétaires du pays, qui donnent tous les ans une robe de soie à Lucie, et qui vont marier leur fille à l’ingénieur du département. Il scandalise mademoiselle Boc, la directrice des postes de Chavagny, qui ne trouve pas même les paysans bons à faire des domestiques, et qui n’a jamais pu conserver une fillette à son service plus d’un mois, malgré l’égalité bien connue de son caractère. Il scandalise tout le monde, gens pauvres et aisés, bourgeois et paysans, et ces derniers ne sont pas les moins prompts à jeter l’injure à Lucie, à blâmer la présomption de Michel. La vieille Françoise elle-même ne voit pas de bon œil son fils épouser une demoiselle. Il n’est pas jusqu’à Lucie à qui la première pensée de ce mariage ne paraisse révoltante.

Cela se comprend assez : dans notre société, les mœurs relèvent et maintiennent entre les classes de citoyens toutes les barrières que la loi a abattues. Là surtout où la bourgeoisie est peu éclairée, comme dans certains petits centres, les idées aristocratiques exercent un tyrannique et ridicule empire, l’as de bourgade qui n’ait ses patriciens. Mais la sotte vanité n’est pas la seule cause de ces frontières invisibles et souvent infranchissables. Les principes de nos lois sont démocratiques, leurs dispositions ne le sont point. Que sert de dire que les hommes sont égaux si on ne les rend vraiment égaux en développant chez tous l’intelligence et la moralité ? L’instruction chez nous est encore un privilége, de là des différences d’idées, d’habitudes, de langage, qui rendent très-difficile la fusion des classes par le mariage. Une jeune fille de la bourgeoisie peut s’élever jusqu’à un type féminin très-fin et très charmant : elle acquiert un agrément qui, à côté de qualités plus héroïques, est encore de quelque valeur chez une femme et qu’elle a raison d’estimer en elle. C’est une plus grande délicatesse des sens, un langage plus modeste, un parler plus doux et plus harmonieux, des gestes plus réservés que