Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/444

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O. Chounn demanda à Tcheng : Le Principe peut-il être possédé ? — Tu ne possèdes pas même ton corps, dit Tcheng ; alors comment posséderais-tu le Principe ? — Si moi je ne possède pas mon corps, fit Chounn surpris, alors à qui est-il ? — Au ciel et à la terre, dont il est une parcelle, répondit Tcheng. Ta vie est un atome de l’harmonie cosmique. Ta nature et son destin sont un atome de l’accord universel. Tes enfants et tes petits-enfants ne sont pas à toi, mais au grand tout, dont ils sont des rejetons. Tu marches sans savoir ce qui te pousse, tu t’arrêtes sans savoir ce qui te fixe, tu manges sans savoir comment tu assimiles. Tout ce que tu es, est un effet de l’irrésistible émanation cosmique. Alors qu’est-ce que tu possèdes ?

P. Dans le pays de Ts’i, un certain Kouo était très riche. Dans le pays de Song, un certain Hiang était très pauvre. Le pauvre alla demander au riche, comment il avait fait pour s’enrichir. — En volant, lui dit celui-ci. Quand je commençai à voler, au bout d’un an j’eus le nécessaire, au bout de deux ans j’eus l’abondance, au bout de trois ans j’eus l’opulence, puis je devins un gros notable. — Se méprenant sur le terme voler, le Hiang n’en demanda pas davantage. Au comble de la joie, il prit congé, et se mit aussitôt à l’œuvre, escaladant ou perçant les murs, faisant main basse sur tout ce qui lui convenait. Bientôt arrêté, il dut rendre gorge, et perdit encore le peu qu’il possédait auparavant, trop heureux d’en être quitte à ce compte. Persuadé que le Kouo l’avait trompé, il alla lui faire d’amers reproches. — Comment t’y es-tu pris ? demanda le Kouo, tout étonné. — Quand le Hiang lui eut raconté ses procédés,.. ah ! mais, fit le Kouo, ce n’est pas par cette sorte de vol-là, que je me suis enrichi. Moi, suivant les temps et les circonstances, j’ai volé leurs richesses au ciel et à la terre, à la pluie, aux monts et aux plaines. Je me suis approprié ce qu’ils avaient fait croître et mûrir, les animaux sauvages des prairies, les poissons et les tortues des eaux. Tout ce que j’ai, je l’ai volé à la nature, mais avant que ce ne fût à personne ; tandis que toi, tu as volé ce que le ciel avait déjà donné à d’autres hommes. — Le Hiang s’en alla mécontent, persuadé que le Kouo le trompait encore. Il rencontra le Maître du faubourg de l’est, et lui raconta son cas. Mais oui, lui dit celui-ci, toute appropriation est un vol. Même l’être, la vie, est un vol d’une parcelle de l’harmonie du yinn et du yang ; combien plus toute appropriation d’un être matériel est-elle un vol fait à la nature. Mais il faut distinguer vol et vol. Voler la nature, c’est le vol commun que tous commettent, et qui n’est pas puni. Voler autrui, c’est le vol privé que les voleurs commettent, et qui est puni. Tous les hommes vivent de voler le ciel et la terre, sans être pour cela des voleurs.