Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/456

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la déployer, l’affection d’un objet extérieur les distrayant plus ou moins. Toute attention prêtée à une chose extérieure, trouble ou altère l’intérieur.

I. Un jour que Confucius admirait la cascade de Lu-leang, saut de deux cent quarante pieds, produisant un torrent qui bouillonne sur une longueur de trente stades, si rapide que ni caïman ni tortue ni poisson ne peut le remonter, il aperçut un homme qui nageait parmi les remous. Croyant avoir affaire à un désespéré qui cherchait la mort, il dit à ses disciples de suivre la rive, afin de le retirer, s’il passait à portée. Or, à quelques centaines de pas en aval, cet homme sortit lui-même de l’eau, défit sa chevelure pour la sécher, et se mit à suivre le bord, au pied de la digue, en fredonnant. Confucius l’ayant rejoint, lui dit : Quand je vous ai aperçu nageant dans ce courant, j’ai pensé que vous vouliez en finir avec la vie. Puis, en voyant l’aisance avec laquelle vous sortiez de l’eau, je vous ai pris pour un être transcendant. Mais non, vous êtes un homme, en chair et en os. Dites-moi, je vous prie, le moyen de se jouer ainsi dans l’eau. — Je ne connais pas ce moyen, fit l’homme. Quand je commençai, je m’appliquai ; avec le temps, la chose me devint facile ; enfin je la fis naturellement, inconsciemment. Je me laisse aspirer par l’entonnoir central du tourbillon, puis rejeter par le remous périphérique. Je suis le mouvement de l’eau, sans faire moi-même aucun mouvement. Voilà tout ce que je puis vous en dire.

J. Confucius se rendait dans le royaume de Tch’ou. Dans une clairière, il aperçut un bossu, qui abattait les cigales au vol, comme s’il les eût prises avec ses mains. Vous êtes très habile, lui dit-il ; dites-moi votre secret. — Voici, dit le bossu. Je m’exerçai, durant cinq ou six mois, à faire tenir des balles en équilibre sur ma canne. Quand je fus arrivé à en faire tenir deux, je ne manquai plus que peu de cigales. Quand je fus arrivé à en faire tenir trois, je n’en ratai plus qu’une sur dix. Quand je fus arrivé à en faire tenir cinq, je pris les cigales au vol, avec ma canne, aussi sûrement qu’avec ma main. Ni mon corps, ni mon bras, n’éprouvent plus aucun frémissement nerveux spontané. Mon attention ne se laisse plus distraire par rien. Dans cet univers immense plein de tant d’êtres, je ne vois que la cigale que je vise, aussi ne la manqué-je jamais. — Confucius regarda ses disciples et leur dit : Concentrer sa volonté sur un objet unique, produit la coopération parfaite du corps avec l’esprit. — Prenant la parole à son tour, le bossu demanda à Confucius : Mais vous, lettré, dans quel but m’avez-vous demandé cela ? Pourquoi vous informer de ce qui n’est pas votre affaire ? N’auriez-vous pas quelque intention malveillante ? — — Un jeune homme qui habitait au bord de la mer, aimait beaucoup les mouettes. Tous les matins, il allait au bord de la mer pour les saluer, et les mouettes descendaient par centaines, pour jouer avec lui. Un jour le père du jeune homme lui dit : Puisque les mouettes sont si familières avec toi, prends-en quelques-unes et me les apporte, pour que moi aussi je puisse jouer avec elles. ... Le lendemain le jeune homme se rendit à la plage comme de coutume, mais avec l’intention secrète d’obéir à son père. Son extérieur trahit son intérieur. Les mouettes se défièrent. Elles se jouèrent dans les airs au-dessus de sa tête, mais aucune ne descendit. — Le meilleur usage qu’on puisse faire de la parole, c’est de se taire.