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trop pratique), dit Confucius ; Yen-Hoei (le contemplatif abstrait) comprendra mieux.

G. Un certain P’ang de la principauté Ts’inn, avait un fils. Tout petit, cet enfant parut intelligent. Mais, quand il grandit, sa mentalité devint fort étrange. Le chant le faisait pleurer, le blanc lui paraissait noir, les parfums lui paraissaient puants, le sucre amer, le mal bien. En un mot, pensées et choses, en tout et pour tout, il était le contraire des autres hommes. — Un certain Yang dit à son père : ce cas est bien extraordinaire, mais les lettrés de Lou sont très savants ; demandez-leur conseil. — Le père du déséquilibré, alla donc à Lou. Comme il passait par Tch’enn, il rencontra Lao-tan, et lui raconta le cas de son fils. Lao-tan lui répondit : c’est pour cela que tu tiens ton fils pour fou ? Mais les hommes de ce temps en sont tous là. Tous prennent le mal pour le bien, tenant leur profit pour règle des mœurs. La maladie de ton fils, est la maladie commune ; il n’est personne qui n’en souffre pas. Un fou par famille, une famille de fous par village, un village de fous par principauté, une principauté de fous dans l’empire, ce serait tolérable, à la rigueur. Mais maintenant, l’empire entier est fou, de la même folie que ton fils ; ou plutôt, toi qui penses autrement que tout le monde, c’est toi qui es fou. Qui définira jamais la règle des sentiments, des sons, des couleurs, des odeurs, des saveurs, du bien et du mal ? Je ne sais pas au juste si moi je suis sage mais je sais certainement que les lettrés de Lou (qui prétendent définir ces choses), sont les pires semeurs de folie. Et c’est à eux que tu vas demander de te guérir ton fils ?! Crois-moi, épargne les frais d’un voyage inutile, et retourne chez toi par le plus court chemin.

H. Un enfant né dans la principauté de Yen (tout au nord), avait été transporté et élevé dans le royaume de Tch’ou (tout au sud de l’empire), où il passa toute sa vie. Vieillard, il retourna dans son pays natal. A mi-chemin, comme il approchait du chef-lieu de Tsinn, ses compagnons de voyage lui dirent, pour se moquer de lui : Voici le chef-lieu de Yen ta patrie… Notre homme les crut, pâlit et devint triste. — Puis, lui montrant un tertre du génie du sol, ils lui dirent : Voici le tertre de ton village natal… L’homme soupira douloureusement. — Puis ils lui montrèrent une maison et dirent : Voici la demeure de tes ancêtres… L’homme éclata en pleurs. — Enfin, lui montrant des tombes quelconque, ils lui dirent : Et voilà leurs tombeaux… À ces mots notre homme éclata en lamentations. — Alors ses compagnons se moquant de lui, lui découvrirent leur supercherie. Nous t’avons trompé lui dirent-ils. C’est ici Tsinn ; ce n’est pas Yen. — Notre homme fut très confus, et brida désormais ses sentiments. Si bien que, quand il fut arrivé à Yen, et vit vraiment son chef-lieu, le tertre de son village, la demeure de ses ancêtres et leurs sépultures, il n’éprouva que peu ou pas d’émotion[1].


  1. Pour les taoïstes, le sentiment est une erreur, l’émotion est une faute.