Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/532

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F. Tzeu-tch’an étant ministre de la principauté Tcheng, fit durant trois années des innovations, qui furent bénies du bon peuple, mais qui firent nombre de mécontents dans l’aristocratie. Or Tzeu-tch’an avait deux frères, un aîné Tchao, un cadet Mou. Tchao était un ivrogne, Mou était un débauché. On sentait le vin et la lie, à cent pas de la porte de Tchao, à qui l’ivrognerie habituelle avait fait perdre tout sens de pudeur et de prudence. Le harem de Mou formait tout un quartier, que son propriétaire peuplait par tous les moyens, et dont il ne sortait guère. Très morfondu de l’inconduite de ses deux frères, thème à railleries pour ses ennemis, Tzeu-tch’an consulta secrètement Teng-si. Je crains, lui dit-il, qu’on ne dise de moi, que, ne venant pas à bout de réduire mes frères, je n’ai pas ce qu’il faut pour gouverner l’État. Conseillez-moi, je vous prie. — Vous auriez dû intervenir plus tôt, dit Teng-si. Faites-leur comprendre le prix de la vie, l’importance du décorum et de la morale. — Tzeu-tch’an fit donc à ses deux frères un discours sur les trois points suivants : que, ce par quoi l’homme diffère des animaux, ce sont, la raison, les rits et la morale ; que l’assouvissement des passions bestiales, use la vie et ruine la réputation ; que, s’ils se réhabilitaient, ils pourraient recevoir des charges. — Bien loin d’être attendris par ces arguments, Tchao et Mou répondirent : Il y a beau temps que nous savons tout cela ; il y a beau temps aussi, que notre parti est pris de n’en tenir aucun compte. La mort terminant tout fatalement, l’important, à notre avis, c’est de jouir de la vie. Nous ne sommes nullement disposés, à faire de la vie comme une mort anticipée, par les contraintes rituelles, morales, et autres. Assouvir ses instincts, épuiser tous les plaisirs, voilà qui est vraiment vivre. Nous regrettons seulement que la capacité de nos ventres soit inférieure à notre appétit, et que les forces de nos corps ne soient pas à la hauteur de nos convoitises. Que nous importe, que les hommes parlent mal de nous, et que nos vies s’usent. Ne croyez pas que nous soyons hommes à nous laisser intimider ou gagner. Nous avons de tout autres goûts que vous. Vous réglementez l’extérieur, faisant souffrir les hommes, dont les penchants intérieurs se trouvent ainsi comprimés. Nous laissons à tous les instincts leur libre cours, ce qui rend les hommes heureux. Vous arriverez peut-être à imposer par la force votre système à une principauté. Notre système à nous est spontanément admis par les princes et les sujets de tout l’empire. Merci de vos avis. Nous sommes heureux qu’ils nous aient donné l’occasion de vous exprimer les nôtres. — Tout à fait ahuri, Tzeu-tch’an ne trouva rien à répondre. Il consulta encore Teng-si, qui lui dit : Vous avez tort de ne pas comprendre que vos frères voient plus clair que vous. Comment se trouve-t-il des hommes pour vous admirer ? Quel bien êtes-vous capable de faire à la principauté de Tcheng ?