Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/654

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n’est les politiciens, avec leurs systèmes pour gouverner les hommes ? ! — C’est ainsi que vous me jugez ? dit Yunn-tsiang. — Oui, dit Houng-mong ; vous êtes un empoisonneur ; laissez-moi aller mon chemin. — Être céleste, fit Yunn-tsiang, j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver ; de grâce, veuillez m’instruire. — De fait, dit Houng-mong, vous avez grand besoin d’apprendre. Écoutez donc !.. Commencez par n’intervenir en rien, et tout suivra naturellement son cours. Dépouillez votre personnalité (litt. laissez tomber votre corps comme un habit), renoncez à l’usage de vos sens, oubliez les relations et les contingences, noyez-vous dans le grand ensemble, défaites-vous de votre volonté et de votre intelligence, annihilez-vous par l’abstraction jusqu’à n’avoir plus d’âme. À quoi bon spéculer, l’inconscience étant la loi universelle ? La foule des êtres retourne inconsciente à son origine. Celui qui aura passé sa vie dans l’inconscience aura suivi sa nature. S’il acquiert des connaissances, il aura vicié sa nature. Car il est né spontanément, sans qu’on lui ait demandé qui et quoi il voulait être. Et la nature veut qu’il s’en retourne de même, sans avoir su ni qui ni quoi. — Ah ! s’écria Yunn-tsiang, être céleste, vous m’avez illuminé, transformé. Durant toute ma vie, j’avais cherché vainement la solution du problème, et voici que je la tiens. ... Cela dit, Yunn tsiang se prosterna le front en terre, puis se releva et reprit son chemin.


E.   Le grand souci des politiciens vulgaires, c’est de s’attacher les hommes ; ils se froissent quand quelqu’un ne veut pas faire cause commune avec eux. Qu’ils aiment ceux qui sont de leur avis, et détestent ceux qui leur sont contraires, cela vient de ce qu’ils ne cherchent, en définitive, que leur propre élévation. Quand ils ont atteint l’objet de leur ambition, sont-ils vraiment supérieurs au vulgaire ? sont-ils utiles au pays ? Imposer au peuple ce qu’il leur plaît d’appeler leur expérience, n’est-ce pas pire que de l’abandonner à lui-même ? Férus de l’idée de faire profiter la principauté qu’ils administrent du système des trois anciennes dynasties, ils ne font pas attention aux vices de ce système. Leur entreprise expose la principauté aux plus graves hasards. Heureuse est-elle, si elle en réchappe. Elle a une chance de salut, contre dix mille. Pour une principauté dans laquelle ils auront réussi imparfaitement, ils en ruineront absolument dix mille autres. Est-ce assez triste que les maîtres de la terre ne s’aperçoivent pas de ce danger ? ! La plus importante de toutes les choses est entre leurs mains. Ils ne devraient pas la confier à des hommes bornés et intéressés. Qu’ils donnent leur confiance aux hommes transcendants ; à ceux qui, libres de tout intérêt terrestre, vont et viennent dans l’espace, se promènent dans les neuf régions, sont citoyens non d’un pays mais de l’univers. Ces hommes-là sont les plus nobles de tous les hommes[1]. L’estime des hommes vulgaires s’attache à eux, aussi infailliblement que l’ombre suit le corps opaque, que l’écho suit le son. Quand il est consulté, par sa réponse l’homme transcendant épuise la question et comble les vœux du consultant. Il est le recours de tout l’empire. Son séjour est calme et silencieux, ses sorties n’ont pas de but déterminé. Il mène et ramène ses interlocuteurs, sans secousse, par une influence impalpable. Ses mouvements n’ont pas de règles fixes. Comme le soleil, il luit toujours. L’éloge substantiel de cet homme, se résume en ces mots, qu’il est un avec le grand tout. Il est

  1. Glose : La noblesse suprême consiste dans le mépris absolu des hommes et des choses terrestres.