Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/710

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en dix ans il y eut neuf inondations ; toute cette eau coula à la mer, sans que celle ci augmentât. Au temps de l’empereur T’ang, en huit ans il y eut sept sécheresses ; aucune eau ne coula à la mer, et celle-ci n’éprouva pourtant pas la moindre diminution. Durée, quantité, ces termes ne s’appliquent pas à la mer. Cette immobilité constante, voilà le charme de mon séjour à moi. ... A ces mots, la grenouille du puits fut prise de vertige, et perdit son petit esprit. — Et vous qui, ne sachant pas bien distinguer entre oui et non, vous mêlez d’examiner les assertions de Tchoang-tzeu, ne ressemblez-vous pas à cette grenouille qui essaya de comprendre la mer ? Vous tentez ce dont vous n’êtes pas capable. Autant vaudrait faire emporter une montagne par un moustique, ou vouloir faire qu’un ver de terre luttât de vitesse avec un torrent. Qu’entendez-vous au langage sublime de cet homme ? vous grenouille du vieux puits !.. Il descend jusqu’aux sources souterraines, et s’élève jusqu’au firmament. Il s’étend par delà l’espace, insondablement profond, incommensurablement mystérieux. Vos règles dialectiques et vos distinctions logiques ne sont pas des instruments proportionnés à un pareil objet. Autant vaudrait vouloir embrasser le ciel avec un tube, ou dépecer la terre avec une alêne. Allez-vous en maintenant, et n’en demandez pas davantage, de peur qu’il ne vous arrive autant qu’à ces enfants de Cheou-ling, envoyés pour faire leur éducation à Han-tan. Ils désapprirent la manière de marcher grossière de Cheou-ling, et n’apprirent pas la manière de marcher distinguée de Han-tan ; de sorte qu’ils revinrent dans leur patrie, marchant à quatre pattes. N’en demandez pas davantage, car vous oublieriez votre vulgaire petit savoir de sophiste, sans arriver à rien comprendre à la science supérieure de Tchoang-tzeu. — Koungsounn-loung ayant écouté cette tirade la bouche ouverte et tirant la langue, s’enfuit tout éperdu.


E.   Comme Tchoang-tzeu pêchait à la ligne au bord de la rivière P’ou, le roi de Tch’ou lui envoya deux de ses grands officiers, pour lui offrir la charge de ministre. Sans relever sa ligne, sans détourner les yeux de son flotteur, Tchoang-tzeu leur dit : J’ai ouï raconter que le roi de Tch’ou conserve précieusement, dans le temple de ses ancêtres, la carapace d’une tortue transcendante sacrifiée pour servir à la divination, il y a trois mille ans. Dites-moi, si on lui avait laissé le choix, cette tortue aurait-elle préféré mourir pour qu’on honorât sa carapace, aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais ? — Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais, dirent les deux grands officiers, à l’unisson. — Alors, dit Tchoang-tzeu, retournez d’où vous êtes venus ; moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue des marais. Je continuerai à vivre obscur mais libre ; je ne veux pas d’une charge, qui coûte souvent la vie à celui qui la porte, et qui lui coûte la paix toujours.


F.   Hoei-tzeu étant ministre de la principauté Leang, Tchoang-tzeu alla lui faire visite. Quelqu’un fit croire à Hoei-tzeu que Tchoang-tzeu venait dans l’intention de le supplanter. Aussitôt Hoei-tzeu ordonna une perquisition de trois jours et de trois nuits, dans toute la principauté, pour le faire saisir. Tchouang-tzeu qui n’était pas encore entré à Leang ne fut pas pris, mais sut la chose. Plus tard, ayant rencontré Hoei-tzeu, il lui dit : Connaissez vous cet oiseau du midi, qu’on appelle l’argus ? Quand il vole du sud vers le nord, il ne se pose que sur les eleococca, il ne se nourrit que