Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/714

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s’attirent la mort par leurs censures impertinentes sont au contraire blâmés par le vulgaire ; à tort ou à raison, je ne sais ; car, si leur franchise les prive de la vie, elle leur assure la gloire ; il y a du pour et du contre. Pour ce qui est du vulgaire lui-même, j’avoue que je ne comprends pas comment on peut tirer du contentement de ce qui le contente ; le fait est que ces objets le contentent lui, et ne me contentent pas moi. Pour moi, le bonheur consiste dans l’inaction, tandis que le vulgaire se démène. Je tiens pour vrai l’adage qui dit : le contentement suprême, c’est de n’avoir rien qui contente ; la gloire suprême, c’est de n’être pas glorifié. Tout acte posé est discuté, et sera qualifié bon par les uns, mauvais par les autres. Seul, ce qui n’a pas été fait ne peut pas être critiqué. L’inaction, voilà le contentement suprême, voilà qui fait durer la vie du corps. Permettez-moi d’appuyer mon assertion par un illustre exemple. Le ciel doit au non-agir sa limpidité, la terre doit au non-agir sa stabilité ; conjointement, ces deux non-agir, le céleste et le terrestre, produisent tous les êtres. Le ciel et la terre, dit l’adage, font tout en ne faisant rien. Où est l’homme qui arrivera à ne rien faire ? ! Cet homme sera lui aussi capable de tout faire.


B.   La femme de Tchoang-tzeu étant morte, Hoei-tzeu alla la pleurer, selon l’usage. Il trouva Tchoang-tzeu accroupi, chantant, et battant la mesure sur une écuelle, qu’il tenait entre ses jambes. Choqué, Hoei-tzeu lui dit : Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut la compagne de votre vie et qui vous donna des fils, c’est déjà bien singulier ; mais que, devant son cadavre, vous chantiez en tambourinant, ça c’est par trop fort. — Du tout ! dit Tchoang-tzeu. Au moment de sa mort, je fus un instant affecté. Puis, réfléchissant sur l’événement, je compris qu’il n’y avait pas lieu. Il fut un temps où cet être n’était pas né, n’avait pas de corps organisé, n’avait même pas un lieu de matière ténue, mais était contenu indistinct dans la grande masse. Un tour de cette masse lui donna sa matière ténue. qui devint un corps organisé, lequel s’anima et naquit. Un autre tour de la masse, et le voilà mort. Les phases de mort et de vie s’enchaînent, comme les périodes des quatre saisons. Celle qui fut ma femme dort maintenant dans le grand dortoir (l’entre-deux du ciel et de la terre), en attendant sa transformation ultérieure. Si je la pleurais, j’aurais l’air de ne rien savoir du destin (de la loi universelle et inéluctable des transformations). Or comme j’en sais quelque chose, je ne la pleure pas.


C.   Tcheu-li et Hoa-kie (personnages fictifs) contemplaient ensemble les tombes des anciens, éparses dans la plaine au pied des monts K’ounn-lunn, là où Hoang-ti se fixa et trouva son repos. Soudain tous deux constatèrent qu’ils avaient chacun un anthrax au bras gauche (mal souvent mortel en Chine). Après le premier moment de surprise. Tcheu-li demanda : cela vous fait-il peur ? — Pourquoi cela me ferait-il peur ? répondit Hoa-kie. La vie est chose d’emprunt, un état passager, un stage dans la poussière et l’ordure de ce monde. La mort et la vie se succèdent, comme le jour et la nuit. Et puis, ne venons-nous pas de contempler, dans les tombes des anciens, l’effet de la loi de transformation ? Quand cette loi nous atteindra à notre tour, pourquoi nous plaindrions-nous ?