Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/730

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M.   Sounn-hiou étant allé trouver maître Pien-k’ing, lui tint ce discours étrange : On m’a fait injustement la réputation d’un propre à rien, d’un mauvais citoyen. Or si mes terres ne rapportent pas, c’est que les années ont été mauvaises ; si je n’ai rien fait pour mon prince, c’est que l’occasion m’a manqué. Et voilà qu’on ne veut plus de moi, ni au village, ni en ville. O ciel ! qu’ai je fait pour qu’un pareil destin me soit échu ?  ! — Le sur-homme, dit maître Pien, s’oublie, au point de ne pas savoir s’il a ou non des viscères et des sens. Il se tient en dehors de la poussière et de la boue de ce monde, loin des affaires des hommes. Il agit sans viser au succès, et gouverne sans vouloir dominer. Est-ce ainsi que vous vous êtes conduit ? N’avez vous pas plutôt fait montre de vos connaissances, au point d’offusquer les ignorants ? N’avez vous pas fait étalage de votre supériorité, et cherché à briller, jusqu’à éclipser le soleil et la lune, vous aliénant ainsi tout le monde ? Et après cela, vous vous en prenez au ciel ! Le ciel ne vous a-t-il pas donné tout ce qui vous convient, un corps bien conformé, une durée de vie normale, et le reste ? N’est ce pas au ciel que vous devez, de n’être ni sourd, ni aveugle, ni boiteux, comme tant d’autres ? De quel droit vous en prenez-vous au ciel ? Allez votre chemin ! — Quand Sounn-hiou fut sorti, maître Pien s’assit, se recueillit, leva les yeux au ciel et soupira. — Qu’avez vous, maître ? demandèrent ses disciples. — Maître Pien dit : J’ai parlé à Sounn-hiou des qualités du sur-homme. C’est trop fort pour lui. Il en perdra peut-être la tête. — Soyez tranquille, maître, dirent les disciples. Sounn-hiou a, ou raison, ou tort. S’il a raison, il s’en apercevra, et ce que vous lui avez dit ne lui fera aucune impression fâcheuse. S’il a tort, ce que vous lui avez dit le tourmentant, il reviendra pour en apprendre davantage, ce qui lui sera profitable. — J’ai eu tort quand même, dit maître Pien. Il ne faut pas dire à un homme ce qu’on comprend soi-même, si lui n’est pas capable de le comprendre.… Jadis le prince de Lou fit des offrandes et donna un concert à un oiseau de mer qui s’était abattu aux portes de sa ville[1]. L’oiseau mourut de faim, de soif et de terreur. Le prince aurait dû le traiter, non pas à sa manière, mais à la manière des oiseaux ; alors le résultat aurait été différent, favorable et pas fatal. J’ai agi comme le prince de Lou, en parlant du sur-homme à cet imbécile de Sounn-hiou… Conduire une souris avec char et chevaux, donner à une caille un concert de cloches et de tambours, c’est épouvanter ces petites créatures. Je dois avoir affolé Sounn-hiou.


  1. Comparer chapitre 18 E.