Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/736

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famine, le grand duc Jenn lui présenta ses condoléances en ces termes : Maître, cette fois vous avez vu la mort de près. — Oui, dit Confucius. — Vous a-t-elle fait peur ? — Oui, dit Confucius. — Alors, dit le grand duc Jenn, je vais vous donner la recette qui préserve des dangers de mort. ... Au bord de la mer orientale se trouve l’oiseau I-tai, qui vit par bandes. Chaque individu se défiant de soi même, ils volent toujours appuyés l’un contre l’autre, Dans un ordre parfait, aucun ne quittant le gros, ni pour avancer, ni pour reculer. Quand ils mangent, c’est également en troupe, aucun ne s’écartant pour happer une meilleure bouchée, chacun picorant à son rang. Cette belle ordonnance les protège contre les animaux et contre les hommes, contre tous les accidents. Ainsi en va-t-il de l’homme, qui vit comme et avec les autres, qui ne fait pas bande à part, comme vous Confucius faites. Pour éviter le malheur, il faut encore se garder d’affecter des qualités ou des talents extraordinaires, comme vous faites. L’arbre le plus droit sera le premier abattu. Le puits dont l’eau est la plus douce sera le premier asséché. Votre science effarouche les ignorants, vos lumières offusquent les sots. N’accaparez pas le soleil et la lune. Ce sont vos prétentions qui vous attirent vos malheurs. Jadis j’ai ouï ceci d’un homme de haut mérite : Se vanter, c’est se fermer la voie de la fortune ; si on a déjà mérites et renom, c’est s’attirer la spoliation. S’effacer, se cacher dans la masse, voilà la sécurité... Suivre le flot sans se distinguer, aller son chemin sans se faire remarquer, modestement, simplement, jusqu’à se faire passer pour vulgaire ; effacer le souvenir de ses mérites et faire oublier sa réputation ;voilà le secret pour vivre en paix avec les hommes. Le sur-homme recherche l’obscurité. Pourquoi cherchez-vous, vous, la notoriété ? — Merci, dit Confucius ; et, interrompant ses relations ordinaires, après avoir congédié ses disciples, il se cacha dans les roseaux d’un marais, s’habilla de peaux, se nourrit de glands et de châtaignes. A la longue il retourna si parfaitement à l’état de nature que sa présence ne fit plus peur aux quadrupèdes et aux oiseaux. Les hommes finirent même par le trouver supportable.


E.   Un jour Confucius dit à maître Sang-hou : J’ai été par deux fois chassé de la principauté de Lou. A Song ils ont abattu l’arbre qui m’abritait. On m’a coupé le chemin à Wei. J’ai couru des dangers à Chang et à Tcheou. J’ai été bloqué entre Tch’enn et Ts’ai. Par suite de ces malheurs successifs, mes amis s’éloignent de moi, mes disciples m’abandonnent. Qu’ai-je fait pour que tout cela m’arrive ? — Sang-hou dit : Vous savez l’histoire de Linn-Hoei, qui dans la déroute de Kia, s’enfuit, jetant son sceptre de jade qui valait bien mille lingots d’or, et emportant sur son dos son petit enfant. Certes, le sceptre valait plus que l’enfant ; l’enfant était plus difficile à sauver que le sceptre ; cependant Linn-Hoei emporta l’enfant et abandonna le sceptre. Pourquoi ? Parce que l’intérêt seul l’attachait au sceptre, tandis que la nature le liait à l’enfant. Or l’intérêt est un lien faible, que le malheur dénoue. Tandis que la nature est un lien fort, qui résiste à toutes les épreuves. Il en va de même, de l’amitié intéressée, et de l’amitié transcendante. L’homme supérieur, plutôt froid, attire ; le vulgaire, quoique chaud, repousse. Les liaisons qui n’ont pas une raison d’être profonde, se défont comme elles se sont faites. Or vous n’êtes qu’un homme vulgaire, et l’intérêt est le seul lien qui vous lie à vos disciples. Aussi leur attachement cesse-t-il avec l’adversité. — Je vous remercie, dit Confucius. ... Il se retira pensif, ferma