Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/762

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manifestations) c’est ne pas le connaître (tel qu’il est en réalité). Mais comment comprendre cela, que c’est en ne le connaissant pas qu’on le connaît ? — Voici comment, dit l’État primordial. Le Principe ne peut pas être entendu ; ce qui s’entend, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être vu ; ce qui se voit, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être énoncé ; ce qui s’énonce, ce n’est pas lui. Peut on concevoir autrement que par la raison (pas par l’imagination) l’être non sensible qui a produit tous les êtres sensibles ? Non sans doute ! Par conséquent le Principe, qui est cet être non sensible, ne pouvant être imaginé, ne peut pas non plus être décrit. Retenez bien ceci : celui qui pose des questions sur le Principe, et celui qui y répond, montrent tous deux qu’ils ignorent ce qu’est le Principe. On ne peut, du Principe, demander ni répondre ce qu’il est. Questions vaines, réponses ineptes, qui supposent, chez ceux qui les font, l’ignorance de ce qu’est l’univers et de ce que fut la grande origine. Ceux là ne s’élèveront pas au dessus des hauteurs terrestres (le mont K’ounn-lunn). Ils n’atteindront pas le vide absolu de l’abstraction parfaite.


I.   La lumière diffuse demanda au néant de forme (l’être infini indéterminé, le Principe) : existez-vous, ou n’existez-vous pas ?.. Elle n’entendit aucune réponse. L’ayant longuement fixé, elle ne vit qu’un vide obscur, dans lequel, malgré tous ses efforts, elle ne put rien distinguer, rien percevoir, rien saisir. — Voilà l’apogée, dit elle ; impossible d’enchérir sur cet état. Les notions de l’être et du néant sont courantes. Le néant d’être ne peut être conçu comme existant. Mais voici, existant, le néant de forme (l’être infini indéterminé). C’est là l’apogée, c’est le Principe !


J.   A l’âge de quatre-vingts ans, l’homme qui forgeait les épées pour le compte du ministre de la guerre, n’avait encore rien perdu de sa dextérité[1]. Le ministre lui dit : Vous êtes habile ; dites-moi votre secret. — Il consiste uniquement en ce que j’ai fait toujours le même travail, répondit le forgeron. A vingt ans, le goût de forger des épées me vint. Je n’eus plus d’yeux que pour cet objet-là. Je ne m’appliquai plus qu’à cela. A force de forger des épées, je finis par les forger sans y penser. Quoi qu’on fasse, quand on le fait sans cesse, cela finit par devenir irréfléchi, naturel, spontané, (et par conséquent conforme à l’influx irréfléchi et spontané du Principe) ; alors cela réussit toujours.


K.   Jan-k’iou demanda à Confucius : peut-on savoir ce qui fut alors que le ciel et la terre n’étaient pas encore ? — Oui, dit Confucius ; ce qui est maintenant (le Principe éternel immuable). — Jan-k’iou se retira sans en demander davantage. Le lendemain, ayant revu Confucius, il lui dit : Hier je vous ai demandé ce qui fut avant le ciel et la terre, et vous m’avez répondu, ce qui est maintenant. J’ai d’abord cru comprendre ; mais depuis, plus j’y pense, moins je comprends. Veuillez m’expliquer, s’il vous plaît, le sens de votre réponse. — C’est que, dit Confucius, hier vous avez usé de votre faculté d’appréhension naturelle (intuition qui jaillit dans le vide du cœur, dit la glose), et par suite vous avez saisi la vérité de ma proposition. Mais, depuis, vous avez raisonné avec votre logique artificielle, ce qui a obscurci l’évidence de votre intuition première. Je vous ai dit, ce qui fut, c’est ce qui est. Car il

  1. Comparez chapitre 3 B.