Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/778

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recevoir l’enseignement taoïste abstrait, Su-oukoei tenta de le lui donner sous forme concrète. Permettez-moi de vous parler d’autre chose, dit-il. Je m’entends à juger des chiens. Je tiens ceux qui ne s’occupent que de satisfaire leur voracité (les sensuels) pour la sorte inférieure. Je considère ceux qui bayent au soleil (les intellectuels) pour la sorte moyenne. Enfin j’estime que ceux qui ont l’air indifférents à tout sont la sorte supérieure ; car, une fois mis sur une piste, aucune distraction ne les en fera dévier. ... Je m’entends aussi à juger des chevaux. Ceux qui décrivent des figures géométriques savantes, je les tiens pour dignes d’appartenir à un prince. Ceux qui chargent à fond sans souci du danger, j’estime qu’ils sont faits pour un empereur. ... Marquis, défaites vous des préoccupations et des distractions d’ordre inférieur ; appliquez-vous à l’essentiel. — Tout heureux d’avoir compris ce discours simple, le marquis Ou rit bruyamment. — Quand Su-oukoei fut sorti, Niu-chang lui dit : Vous êtes le premier qui ait réussi à plaire à notre prince. Moi j’ai beau l’entretenir des Odes, des Annales, des Rits, de la Musique, de la Statistique, de l’Art militaire[1] ; jamais je ne l’ai vu sourire jusqu’à découvrir ses dents. Qu’avez-vous bien pu lui raconter, pour le mettre en si belle humeur ? — Je lui ai parlé, dit Su-oukoei, de ses sujets à lui ; de chiens et de chevaux. — Bah ! fit Niu-chang. — Mais oui ! dit Su-oukoei. Vous savez l’histoire de cet homme du pays de Ue, exilé dans une région lointaine. Après quelques jours, voir un homme de Ue lui fit plaisir. Après quelques mois, voir un objet de Ue lui fit plaisir. Après quelques années, la vue d’un homme ou d’un objet qui ressemblait seulement à ceux de son pays lui fit plaisir. Effet de sa nostalgie croissante. ... Pour l’homme perdu dans les steppes du nord, qui vit parmi les herbes et les bêtes sauvages, entendre le pas d’un homme est un bonheur ; et combien plus, quand cet homme est un ami, un frère, avec lequel il puisse converser cœur à cœur. ... C’est en frère, par la nature, que j’ai parlé à votre prince. Il y a si longtemps que ce pauvre homme, saturé de discours pédantesques, n’avait entendu la parole simple et naturelle d’un autre homme. Aussi, quelle joie quand il l’a entendue. Effet de sa nostalgie soulagée.


B.   Autre variation sur le même thème. Le marquis Ou, recevant en audience Su-oukoei, lui dit : Maître, vous avez vécu longtemps dans les monts et les bois, vous nourrissant de racines et de châtaignes, d’oignons et d’ail sauvages. Vous voilà vieux, et incapable de continuer ce genre de vie. Le goût du vin et de la viande vous est sans doute revenu. N’est-ce pas pour en avoir votre part que vous êtes venu m’offrir vos conseils, pour le bon gouvernement de mon marquisat[2] ? — Non, dit Su oukoei, ce n’est pas pour cela. Habitué aux privations dès mon enfance, je n’ai aucune envie de votre vin ni de votre viande. Je suis venu pour vous offrir mes condoléances. — Pour quel malheur ? demanda le marquis étonné. — Pour la ruine de votre corps et de votre esprit, dit Su-oukuei. ... Le ciel et la terre étendent à tous les êtres, quels qu’ils soient, une influence uniforme, laquelle va à leur faire atteindre à tous leur perfection naturelle, aux plus élevés comme aux plus humbles. Alors pourquoi vous, seigneur d’un marquisat, faites-vous souffrir

  1. Les dadas confucéens, mortellemenl ennuyeux.
  2. Coup de patte aux politiciens a gages du temps.