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80 LE SONGE


En soupirant ; tu dors, et ton coeur oublieux

N’a point gardé de moi regret ni souvenance ! »

— « Comment et d’oü viens-tu, toi que dans sa constance

Mon coeur a tant pleurée et qu’il pleure toujours !

Que j’ai par toi souffert, toi, mes seules amours !

Combien je fus à plaindre et combien misérable !

Pouvais-tu l’ignorer ma peine inconsolable ?

Vas-tu me fuir encor ? Je Ie crains... Je te vois,

Mais es-tu bien la même et Celle d’autrefois,

Celle qui de mon ciel un soir s’est éclipsée ? »

— « Le sommeil et l’oubli pèsent sur ta pensée,

Dit-elle ; je suis morte, il est bien peu de mois,

Et tu m’as vue alors pour la dernière fois. »

A ces mots, une angoisse à l' étreinte mortelle

Me serra la poitrine. — « Hélas, poursuivit-elle,

Hélas ! je m’éteignis dans la fleur de mes ans,

A l’âge où vivre est doux, où tout aux jours présents,

Le coeur ignore encor combien est vide et vaine,

Pour l'avoir éprouvé, toute espérance humaine.

Quand on souffre, on en vient bien vite à soupirer

Après celle qui peut seule nous libérer

De nos maux ; mais, ô Mort ! combien dans la jeunesse

Ta venue est horrible et pleine de détresse !

Qu’il est cruel et dur, en son avril, de voir

Son rêve se faner, tomber son jeune espoir,

La terre engloutir tout !... A quoi bon la science

Des jours vécus ? àquoi nous sert l'expérience ?

Une vaine sagesse, en nous glaçant le coeur,

Vaut-elle mieux pour nous qu’une aveugle douleur ? »