Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/38

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a été conclue tout de suite, vous pensez bien !… Cinq cents francs !… une fortune pour lui, et pour moi ! je n’ai pas voulu le voler tout à fait… je lui ai promis ce que j’avais… Mais ce qui n’a pas été facile à arranger, c’est la manière dont je pourrais entrer en possession de l’instrument !… C’est entendu que je ne paierai que si la Babette ne sait rien de rien !… Eh bien… c’est comme une fatalité… elle est toujours là quand l’autre arrive !… Elle le rencontre dans la cour, dans l’escalier au moment où nous la croyons partie ! Et c’est alors une chasse de tous les diables !… Heureusement que l’autre est agile… Ce soir, c’était entendu que, la Babette couchée, je hisserais l’instrument avec des cordes, tout droit, dans le petit bureau… j’étais déjà monté sur une table et j’allais jeter les cordes que voilà… quand la table a basculé… c’est là-dessus que vous êtes arrivés tous les deux, croyant qu’on m’assassinait… ah ! vous étiez bien drôle, Monsieur le secrétaire perpétuel… avec votre parapluie et votre paire de pincettes… bien drôle, mais bien brave tout de même !…

Et Martin Latouche se mit à rire… et M. Hippolyte Patard rit aussi, de bon cœur, cette fois… rit non seulement de sa propre image évoquée par Martin Latouche, mais encore de sa propre peur devant la boîte qui marche.

Comme tout s’expliquait naturellement !… Et tout, ne devait-il pas, en vérité, s’expliquer naturellement !… Il y a des moments où l’homme n’est pas plus raisonnable qu’un enfant, pensait M. Patard. Avait-il été ridicule avec la Babette et toute son histoire de vielleux !

Ah !… après tant d’émotions cruelles, ce fut un bon moment ! M. Patard s’attendrit sur le sort de ce vieux garçon de Martin Latouche qui subissait, comme tant d’autres, hélas ! la tyrannie de sa vieille servante…

— Ne me plaignez pas trop !… fit entendre celui-ci, en ressortant son bon sourire… Si je n’avais pas la Babette, je serais depuis longtemps sur la paille avec mes manies !… Nous ne sommes pas riches, et j’ai fait de vraies bêtises, au commencement, pour ma collection !… Cette bonne Babette, elle est obligée de couper les sous en quatre ; elle se prive de tout pour moi !… Et elle me soigne comme une mère… Mais quant à ça ! elle ne peut pas entendre la musique !…

Puis un soupir de Martin Matouche qui s’en va à la muraille et passe une main dévote sur ses chers instruments dont la pauvre âme endormie n’attend que la caresse de ses doigts pour gémir avec leur maître…

— Alors, je les caresse tout doux !… tout doux !… si doux qu’il n’y a que nous à savoir que nous pleurons !… et puis, quelquefois… quand j’ai réussi à envoyer la Babette en courses… alors je prends ma petite guiterne à laquelle j’ai mis les plus vieilles cordes que j’ai pu trouver ! et je joue des airs lointains comme un vrai troubadour… Non, non, je ne suis pas trop malheureux, Monsieur le secrétaire perpétuel !… croyez-moi !… Et puis, il faut que je vous dise : j’ai mon piano !… Alors, je fais tout ce que je veux avec mon piano !… je joue tous les airs que je veux… des airs terribles, des ouvertures tonitruantes, des marches à tous les abîmes !… Ah ! c’est un piano magnifique et qui ne dérange point Babette quand elle fait sa vaisselle !…

Là-dessus, Martin Latouche se précipita à un piano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable rage toute l’étendue du clavier. M. Hippolyte Patard s’attendait à la clameur forcenée de l’instrument. Mais, malgré tout le travail que lui faisait subir son maître, il resta muet. C’était un piano muet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l’on fabrique pour ceux qui veulent s’exercer aux gammes sans gêner l’oreille des voisins.

Martin Latouche dit, la tête en amère, les boucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel, et les mains bondissantes :

— J’en joue quelquefois toute la journée… Et il n’y a que moi qui l’entends ! Mais il est assourdissant !… Oh ! c’est un véritable orchestre !…

Et puis, brusquement, il referma le piano et M. Hippolyte Patard vit qu’il pleurait… alors, M. le secrétaire perpétuel s’approcha de l’amateur de musique.

— Mon ami… fit-il très doucement…

— Oh ! vous êtes bon, je sais que vous êtes bon !… répondit Martin Latouche d’une voix brisée… On est heureux d’être d’une Compagnie où il y a un homme comme vous !… Maintenant, vous connaissez toutes mes petites misères…, mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreux rendez-vous… et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiété quand j’apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte… je l’aime bien, ma gouvernante… mais j’aime bien aussi ma petite guiterne… et je voudrais bien ne me séparer ni de l’une, ni de l’autre… bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche se pencha à