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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

Raoul eut le temps de s’étonner une fois de plus — sans, du reste, faire aucune nouvelle observation, aucune ! car en vérité, ce n’était pas le moment — de s’étonner, dis-je, en silence, de cette extraordinaire conception de la défense personnelle qui consistait à garder son pistolet dans sa poche pendant que la main restait toute prête à s’en servir comme si le pistolet était encore dans la main, à hauteur de l’œil ; position d’attente du commandant de « feu ! » dans le duel de cette époque.

Et, à ce propos Raoul croyait pouvoir penser encore ceci : « Je me rappelle fort bien qu’il m’a dit : « Ce sont des pistolets dont je suis sûr. »

D’où il lui semblait logique de tirer cette conclusion interrogative : « Qu’est-ce que ça peut bien lui faire d’être sûr d’un pistolet dont il trouve inutile de se servir ? »

Mais le Persan l’arrêta dans ses vagues essais de cogitation. Lui faisant signe de se tenir en place, il remonta de quelques degrés l’escalier qu’ils venaient de quitter. Puis rapidement, il revint auprès de Raoul.

« Nous sommes stupides, lui souffla-t-il, nous allons être bientôt débarrassés des ombres aux lanternes… Ce sont les pompiers qui font leur ronde[1]. »

Les deux hommes restèrent alors sur la défensive pendant au moins cinq longues minutes, puis le Persan entraîna à nouveau Raoul vers l’escalier qu’ils venaient de descendre ; mais, tout à coup, son geste lui ordonna à nouveau l’immobilité.

… Devant eux, la nuit remuait.

« À plat ventre ! » souffla le Persan.

Les deux hommes s’allongèrent sur le sol.

Il n’était que temps.

… Une ombre qui ne portait cette fois aucune lanterne,… une ombre simplement dans l’ombre passait.

Elle passa près d’eux à les toucher.

Ils sentirent, sur leurs visages, le souffle chaud de son manteau…

Car ils purent suffisamment la distinguer pour voir que l’ombre avait un manteau qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Sur la tête, un chapeau de feutre mou.

… Elle s’éloigna, rasant les murs du pied et quelquefois, donnant, dans les coins, des coups de pied aux murs.

« Ouf ! fit le Persan… nous l’avons échappé belle… Cette ombre me connaît et m’a déjà ramené deux fois dans le bureau directorial.

— C’est quelqu’un de la police du théâtre ? demanda Raoul.

— C’est quelqu’un de bien pis ! répondit sans autre explication le Persan[2].

— Ce n’est pas… lui ?

Lui ?… s’il n’arrive pas par-derrière, nous verrons toujours les yeux d’or !… C’est un peu notre force dans la nuit. Mais il peut arriver par-derrière… à pas de loup… et nous sommes morts si nous ne tenons pas toujours nos mains comme si elles allaient tirer, à hauteur de l’œil, par-devant ! »

Le Persan n’avait pas fini de formuler à nouveau cette « ligne d’attitude » que, devant les deux hommes, une figure fantastique apparut.

… Une figure tout entière… un visage ; non point seulement deux yeux d’or.

… Mais tout un visage lumineux… toute une figure en feu !

Oui, une figure en feu qui s’avançait à hauteur d’homme, mais sans corps !

  1. À cette époque, les pompiers avaient encore mission, en dehors des représentations, de veiller à la sécurité de l’Opéra ; mais ce service, depuis, a été supprimé. Comme j’en demandais la raison à M. Pedro Gailhard, il me répondit que « c’était parce qu’on avait craint que dans leur inexpérience parfaite des dessous du théâtre, ils n’y missent le feu ».
  2. L’auteur, pas plus que le Persan, ne donnera d’autre explication sur cette apparition d’ombre-là. Alors que tout dans cette histoire historique sera normalement au cours d’événements quelquefois apparemment anormaux, expliqué, l’auteur ne fera point comprendre expressément au lecteur ce que le Persan a voulu dire par ces mots : C’est quelqu’un de bien pis ! (que quelqu’un de la police du théâtre). Le lecteur devra le deviner, car l’auteur a promis à l’ex-directeur de l’Opéra, M. Pedro Gailhard, de lui garder le secret sur la personnalité extrêmement intéressante et utile de l’ombre errante au manteau qui, tout en se condamnant à vivre dans les dessous du théâtre, a rendu de si prodigieux services à ceux qui, les soirs de gala, par exemple, osent se risquer dans les dessus. Je parle ici de services d’État, et je ne puis en dire plus long, ma parole.