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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

descendent à leurs jambes pour repousser les petits îlots luisants, et qui roulent des petites choses aiguës, des flots qui sont pleins de pattes, et d’ongles, et de griffes, et de dents.

Oui, oui, Raoul et le Persan sont prêts à s’évanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tête-feu s’est retournée vers eux à leur hurlement. Et elle leur parle :

« Ne bougez pas ! Ne bougez pas !… Surtout, ne me suivez pas !… C’est moi le tueur de rats !… Laissez-moi passer avec mes rats !… »

Et brusquement, la tête-feu disparaît, évanouie dans les ténèbres, cependant que devant elle le couloir, au loin s’éclaire, simple résultat de la manœuvre que le tueur de rats vient de faire subir à sa lanterne sourde. Tout à l’heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête ; maintenant, pour hâter sa fuite, il éclaire l’espace noir devant elle… Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissants, tous les mille bruits…

Le Persan et Raoul, libérés, respirent, quoique tremblants encore.

« J’aurais dû me rappeler qu’Erik m’avait parlé du tueur de rats, fit le Persan, mais il ne m’avait pas dit qu’il se présentait sous cet aspect… et c’est bizarre que je ne l’aie jamais rencontré[1].

« Ah ! j’ai bien cru que c’était encore là l’un des tours du monstre !… soupira-t-il… Mais non, il ne vient jamais dans ces parages !

— Nous sommes donc bien loin du lac ? interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur ?… Allons au lac ! Allons au lac !… Quand nous serons au lac nous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons !… Christine nous entendra !… Et Lui aussi nous entendra !… Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons !

— Enfant ! fit le Persan… Nous n’entrerons jamais dans la demeure du Lac par le Lac !

— Pourquoi cela ?

— Parce que c’est là qu’il a accumulé toute sa défense… Moi-même je n’ai jamais pu aborder sur l’autre rive !… sur la rive de la maison !… Il faut traverser le lac d’abord… et il est bien gardé !… Je crains que plus d’un de ceux — anciens machinistes, vieux fermeurs de portes, — que l’on n’a jamais revus, n’aient simplement tenté de traverser le lac… C’est terrible… J’ai failli moi-même y rester… Si le monstre ne m’avait reconnu à temps !… Un conseil, monsieur, n’approchez jamais du lac… Et surtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voix sous l’eau, la voix de la Sirène.

— Mais alors, reprit Raoul dans un transport de fièvre, d’impatience et de rage, que faisons-nous ici ?… Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi au moins mourir pour elle. »

Le Persan essaya de calmer le jeune homme.

« Nous n’avons qu’un moyen de sauver Christine Daaé, croyez-moi, c’est de pénétrer dans cette demeure sans que le monstre s’en aperçoive.

— Nous pouvons espérer cela, monsieur ?

— Eh ! si je n’avais pas cet espoir-là, je ne serais pas venu vous chercher !

— Et par où peut-on entrer dans la demeure du Lac, sans passer par le Lac ?

— Par le troisième dessous, d’où nous avons été si malencontreusement chassés… monsieur, et où nous allons retourner de ce pas… Je vais vous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain altérée… je vais vous dire l’endroit exact…

  1. L’ancien directeur de l’Opéra, M. Pedro Gailhard, m’a conté un jour au cap d’Ail, chez Mme Pierre Wolff, toute l’immense déprédation souterraine due au ravage des rats, jusqu’au jour où l’administration traita, pour un prix assez élevé du reste, avec un individu qui se faisait fort de supprimer le fléau en venant faire un tour dans les caves tous les quinze jours.

    Depuis, il n’y a plus de rats à l’Opéra, que ceux qui sont admis au foyer de la danse. M. Gailhard pensait que cet homme avait découvert un parfum secret qui attirait à lui les rats comme le « coq-levent » dont certains pêcheurs se garnissent les jambes attire le poisson. Il les entraînait, sur ses pas, dans quelque caveau, où les rats, enivrés, se laissaient noyer. Nous avons vu l’épouvante que l’apparition de cette figure avait déjà causée au lieutenant de pompiers, épouvante qui était allée jusqu’à l’évanouissement — conversation avec M. Gailhard — et, pour moi, il ne fait point de doute que la tête-flamme rencontrée par ce pompier soit la même qui mit dans un si cruel émoi le Persan et le vicomte de Chagny (Papiers du Persan).