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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

Trésor persan continua cependant, car le daroga était issu de race royale, de lui faire une petite rente de quelques centaines de francs par mois, et c’est alors qu’il vint se réfugier à Paris.

Quant à Erik, il avait passé en Asie Mineure, puis était allé à Constantinople où il était entré au service du sultan. J’aurai fait comprendre les services qu’il put rendre à un souverain que hantaient toutes les terreurs, quand j’aurai dit que ce fut Erik qui construisit toutes les fameuses trappes et chambres secrètes et coffres-forts mystérieux que l’on trouva à Yildiz-Kiosk, après la dernière révolution turque. C’est encore lui[1] qui eut cette imagination de fabriquer des automates habillés comme le prince et ressemblant à s’y méprendre au prince lui-même, automates qui faisaient croire que le chef des croyants se tenait dans un endroit, éveillé, quand il reposait dans un autre.

Naturellement, il dut quitter le service du sultan pour les mêmes raisons qu’il avait dû s’enfuir de Perse. Il savait trop de choses. Alors, très fatigué de son aventureuse et formidable et monstrueuse vie, il souhaita de devenir quelqu’un comme tout le monde. Et il se fit entrepreneur, comme un entrepreneur ordinaire qui construit des maisons à tout le monde, avec des briques ordinaires. Il soumissionna certains travaux de fondation à l’Opéra. Quand il se vit dans les dessous d’un aussi vaste théâtre, son naturel artiste, fantaisiste et magique, reprit le dessus. Et puis, n’était-il pas toujours aussi laid ? Il rêva de se créer une demeure inconnue du reste de la terre et qui le cacherait à jamais au regard des hommes.

On sait et l’on devine la suite. Elle est tout au long de cette incroyable et pourtant véridique aventure. Pauvre malheureux Erik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu’à être quelqu’un comme tout le monde ! Mais il était trop laid ! Et il dut cacher son génie ou faire des tours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l’un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un cœur à contenir l’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave. Décidément il faut plaindre le Fantôme de l’Opéra !

J’ai prié, malgré ses crimes, sur sa dépouille et que Dieu l’ait décidément en pitié ! Pourquoi Dieu a-t-il fait un homme aussi laid que celui-là ?

Je suis sûr, bien sûr, d’avoir prié sur son cadavre, l’autre jour quand on l’a sorti de la terre, à l’endroit même où l’on enterrait les voix vivantes ; c’était son squelette. Ce n’est point à la laideur de la tête que je l’ai reconnu, car lorsqu’ils sont morts depuis si longtemps, tous les hommes sont laids, mais à l’anneau d’or qu’il portait et que Christine Daaé était certainement venue lui glisser au doigt, avant de l’ensevelir, comme elle le lui avait promis.

Le squelette se trouvait tout près de la petite fontaine, à cet endroit où pour la première fois, quand il l’entraîna dans les dessous du théâtre, l’Ange de la Musique avait tenu dans ses bras tremblants Christine Daaé évanouie.

Et maintenant, que va-t-on faire de ce squelette ? On ne va pas le jeter à la fosse commune ?… Moi, je dis : la place du squelette du Fantôme de l’Opéra est aux archives de l’Académie nationale de musique ; ce n’est pas un squelette ordinaire.


FIN
  1. Interview de Mohamed-Ali bey, au lendemain de l’entrée des troupes de Salonique, à Constantinople, par l’envoyé spécial du Matin.