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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

congé. Il demanda combien de temps devait durer ce congé ; il lui fut répliqué assez sèchement qu’il était illimité, Christine Daaé l’ayant demandé pour cause de santé.

« Elle est donc malade ! s’écria-t-il, qu’est-ce qu’elle a ?

— Nous n’en savons rien !

— Vous ne lui avez donc pas envoyé le médecin du théâtre ?

— Non ! elle ne l’a point réclamé et, comme nous avons confiance en elle, nous l’avons crue sur parole. »

L’affaire ne parut point naturelle à Raoul, qui quitta l’Opéra en proie aux plus sombres pensées. Il résolut, quoi qu’il pût arriver, d’aller aux nouvelles chez la maman Valérius. Sans doute se rappelait-il les termes énergiques de la lettre de Christine, qui lui défendait de tenter quoi que ce fût pour la voir. Mais ce qu’il avait vu à Perros, ce qu’il avait entendu derrière la porte de la loge, la conversation qu’il avait eue avec Christine au bord de la lande, lui faisaient pressentir quelque machination qui, pour être tant soit peu diabolique, n’en restait pas moins humaine. L’imagination exaltée de la jeune fille, son âme tendre et crédule, l’éducation primitive qui avait entouré ses jeunes années d’un cercle de légendes, la continuelle pensée de son père mort, et surtout l’état de sublime extase où la musique la plongeait dès que cet art se manifestait à elle dans certaines conditions exceptionnelles — n’avait-il point été à même d’en juger ainsi lors de la scène du cimetière ? — tout cela lui apparaissait comme devant constituer un terrain moral propice aux entreprises malfaisantes de quelque personnage mystérieux et sans scrupules. De qui Christine Daaé était-elle la victime ? Voilà la question fort sensée que Raoul se posait en se rendant en toute hâte chez la maman Valérius.

Car le vicomte avait un esprit des plus sains. Sans doute, il était poète et aimait la musique dans ce qu’elle a de plus ailé, et il était grand amateur des vieux contes bretons où dansent les korrigans, et par-dessus tout il était amoureux de cette petite fée du Nord qu’était Christine Daaé ; il n’empêche qu’il ne croyait au surnaturel qu’en matière de religion et que l’histoire la plus fantastique du monde n’était pas capable de lui faire oublier que deux et deux font quatre.


Qu’allait-il apprendre chez la maman Valérius ? Il en tremblait en sonnant à la porte d’un petit appartement de la rue Notre-Dame-des-Victoires.

La soubrette qui, un soir, était sortie devant lui de la loge de Christine, vint lui ouvrir. Il demanda si Mme Valérius était visible. On lui répondit qu’elle était souffrante, dans son lit, et incapable de « recevoir ».

« Faites passer ma carte », dit-il.

Il n’attendit point longtemps. La soubrette revint et l’introduisit dans un petit salon assez sombre et sommairement meublé où les deux portraits du professeur Valérius et du père Daaé se faisaient vis-à-vis.

« Madame s’excuse auprès de monsieur le vicomte, dit la domestique. Elle ne pourra le recevoir que dans sa chambre, car ses pauvres jambes ne la soutiennent plus. »

Cinq minutes plus tard, Raoul était introduit dans une chambre quasi obscure, où il distingua tout de suite, dans la pénombre d’une alcôve, la bonne figure de la bienfaitrice de Christine. Maintenant, les cheveux de la maman Valérius étaient tout blancs, mais ses yeux n’avaient pas vieilli : jamais, au contraire, son regard n’avait été aussi clair, ni aussi pur, ni aussi enfantin.

« M. de Chagny ! fit-elle joyeusement en tendant les deux mains au visiteur… Ah ! c’est le Ciel qui vous envoie !… nous allons pouvoir parler d’elle. »

Cette dernière phrase sonna aux oreilles du jeune homme bien lugubrement. Il demanda tout de suite :

« Madame… où est Christine ? »

Et la vieille dame lui répondit tranquillement :

« Mais, elle est avec son « bon génie » !

— Quel bon génie ? s’écria le pauvre Raoul.

— Mais l’Ange de la musique ! »

Le vicomte de Chagny, consterné, tomba sur un siège. Vraiment, Christine était avec l’Ange de la musique ! Et la maman Valérius, dans son lit, lui souriait en mettant un doigt sur sa bouche, pour lui recommander le silence. Elle ajouta :