Page:Leroux - Le fantôme de l'Opéra, édition 1926.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA

Il la regarda s’éloigner… Et puis il descendit à son tour dans la foule, ne sachant point précisément ce qu’il faisait, les tempes battantes, le cœur déchiré, et il demanda, dans la salle qu’il traversait, si l’on n’avait point vu passer la Mort rouge. On lui disait : « Qui est cette Mort rouge ? » Il répondait : « C’est un monsieur déguisé avec une tête de mort et en grand manteau rouge. » On lui dit partout qu’elle venait de passer, la Mort rouge, traînant son royal manteau, mais il ne la rencontra nulle part, et il retourna, vers deux heures du matin, dans le couloir qui, derrière la scène, conduisait à la loge de Christine Daaé.

Ses pas l’avaient conduit dans ce lieu où il avait commencé de souffrir. Il heurta à la porte. On ne lui répondit pas. Il entra comme il était entré alors qu’il cherchait partout la voix d’homme. La loge était déserte. Un bec de gaz brûlait, en veilleuse. Sur un petit bureau, il y avait du papier à lettres. Il pensa à écrire à Christine, mais des pas se firent entendre dans le corridor… Il n’eut que le temps de se cacher dans le boudoir, qui était séparé de la loge par un simple rideau. Une main poussait la porte de la loge. C’était Christine !

Il retint sa respiration. Il voulait voir ! Il voulait savoir !… Quelque chose lui disait qu’il allait assister à une partie du mystère et qu’il allait commencer à comprendre peut-être…

Christine entra, retira son masque d’un geste las et le jeta sur la table. Elle soupira, laissa tomber sa belle tête entre ses mains… À quoi pensait-elle ?… À Raoul ?… Non ! car Raoul l’entendit murmurer : « Pauvre Erik ! »

Il crut d’abord avoir mal entendu. D’abord, il était persuadé que si quelqu’un était à plaindre, c’était lui, Raoul. Quoi de plus naturel, après ce qui venait de se passer entre eux, qu’elle dît dans un soupir : « Pauvre Raoul ! » Mais elle répéta en secouant la tête : « Pauvre Erik ! » Qu’est-ce que cet Erik venait faire dans les soupirs de Christine, et pourquoi la petite fée du Nord plaignait-elle Erik, quand Raoul était si malheureux ?

Christine se mit à écrire, posément, tranquillement, si pacifiquement, que Raoul, qui tremblait encore du drame qui les séparait, en fut singulièrement et fâcheusement impressionné. « Que de sang-froid ! » se dit-il… Elle écrivit ainsi, remplissant deux, trois, quatre feuillets. Tout à coup, elle dressa la tête et cacha les feuillets dans son corsage… Elle semblait écouter… Raoul aussi écouta… D’où venait ce bruit bizarre, ce rythme lointain ?… Un chant sourd qui semblait sortir des murailles… Oui, on eût dit que les murs chantaient !… Le chant devenait plus clair… les paroles étaient intelligibles… on distingua une voix… une très belle et très douce et très captivante voix… mais tant de douceur restait cependant mâle et ainsi pouvait-on juger que cette voix n’appartenait point à une femme… La voix s’approchait toujours… elle dépassa la muraille… elle arriva… et la voix maintenant était dans la pièce, devant Christine. Christine se leva et parla à la voix comme si elle eût parlé à quelqu’un qui se fût tenu à son côté.

« Me voici, Erik, dit-elle, je suis prête. C’est vous qui êtes en retard, mon ami. »

Raoul qui regardait prudemment, derrière son rideau, n’en pouvait croire ses yeux qui ne lui montraient rien.

La physionomie de Christine s’éclaira. Un bon sourire vint se poser sur ses lèvres exsangues, un sourire comme en ont les convalescents quand ils commencent à espérer que le mal qui les a frappés ne les emportera pas.

La voix sans corps se reprit à chanter et certainement Raoul n’avait encore rien entendu au monde — comme voix unissant, dans le même temps, avec le même souffle, les extrêmes — de plus largement et héroïquement suave, de plus victorieusement insidieux, de plus délicat dans la force, de plus fort dans la délicatesse, enfin de plus irrésistiblement triomphant. Il y avait là des accents définitifs qui chantaient en maîtres et qui devaient certainement, par la seule vertu de leur audition, faire naître des accents élevés chez les mortels qui sentent, aiment et traduisent la musique. Il y avait là une source tranquille et pure d’harmonie à laquelle les fidèles pouvaient en toute sûreté dévotement boire, certains qu’ils étaient d’y boire la grâce musicienne. Et leur art, du coup, ayant touché le divin, en était transfiguré. Raoul écoutait cette voix avec fièvre et il commençait à comprendre comment Christine Daaé avait pu apparaître un soir au public stupéfait, avec des accents d’une beauté