laquelle, pour la première fois de sa vie, n’avait pas faim.
C’était bien son droit. Au surplus, dans cette cruelle circonstance, Mme Supia s’était strictement consignée dans ses devoirs de maîtresse de maison. Quand Antoinette, avec sa toilette des dimanches et un ruban tout neuf dans les cheveux, eut fait une entrée à peu près convenable sous la haute direction de Mlle Lévadette, qui continuait à avoir mal aux dents. Thélise lui avait désigné, sur un coup d’œil du « boïa », une chaise à côté du prince, puis elle avait laissé tomber ces mots, prononcés d’une bouche un peu sèche :
— Je crois que maintenant nous sommes au complet ; nous pouvons « nous entabler !… »
Et chacun s’était « entablé ».
Elle ne dit plus rien.
À son mari qui insistait pour qu’elle consentît à prendre sa part du festin, elle avait répondu :
— Monsieur Supia, « je me suis déjà fait l’honneur de vous dire » que je n’ai point « d’appeutit » aujourd’hui.
Alors, M. Supia, sans s’arrêter à sa fille, qu’il sentait prête à éclater en sanglots, passait le plat à Mlle Lévadette.
Mais Mlle Lévadette, avec sa mâchoire malade et le désespoir littéraire où elle se trouvait chaque fois que Mme Supia sortait, devant le prince de Transalbanie, une de ces formules savoureuses qui attestaient combien Thélise, malgré son entrée dans la bonne bourgeoisie niçoise, tenait encore de près au peuple, n’était point en mesure de répondre aux avances culinaires de M. Supia.