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droits politiques. Mais ceux-là, à mon avis, sont peu éclairés ! Il faut être conséquent en sens contraire. Le législateur politique n’a pas à tenir compte de l’apparition du sexe, soit chez l’homme, soit chez la femme. Toujours donc il doit voir dans la femme, qu’elle soit fille, mariée ou veuve, l’être humain, l’Humanité, qui est en nous tous, nous fait tous semblables, et nous donne à tous les mêmes droits politiques, indépendamment de notre sexe.

SIMON.

Ainsi il ne faut pas reconnaître que la nature assigne à l’épouse, à la mère de famille, une vie toute intérieure, toute domestique ?

LUCIEN.

Mon Dieu ! Simon, ne confondons pas deux choses qui sont des manifestations d’ordres divers, la famille et la cité. Dans la famille, en effet, le rôle de la femme ou de l’homme, de l’épouse ou de l’époux, est tout intérieur. Le père et la mère ont des devoirs analogues à remplir. La mère a les premiers, les plus tendres, les plus doux, les plus minutieux. En allaitant son enfant, elle continue pendant quelque temps l’œuvre de création qui lui a été départie. Ah ! rend-on assez profondément hommage à cette fonction sublime de la femme au nom de laquelle on veut la condamner à la réclusion ! Oui, en effet, c’est à elle et non à l’homme qu’a été attribuée la création mystérieuse et divine du corps de l’Humanité ! C’est un être humain qui se façonne dans ses entrailles bénies ! Dieu intervient dans cette conception, Dieu prête une vertu indicible à la jeune femme qui devient mère ! Pourquoi a-t-elle ces regards profonds, qui semblent tournés vers un autre monde ? Pourquoi ces rêves où tous les visages des petits enfants se jouent dans de frais tableaux ? Il semble à son air qu’elle soit plongée dans une sorte d’hébétude : c’est que toute sa vie intellectuelle s’est concentrée ! Respectez-la, elle crée ! respectez-la, elle fait œuvre divine ! respectez-la, la vie la plus intense et la plus féconde est en elle ! Quand elle sentira tressaillir son enfant, quelle joie remplira son âme ! quelle allégresse sans fin ! Quand l’enfant sera venu, comme elle l’entourera de tous ses soins et de tout son amour ! Mais alors le père, à son tour, éprouve en lui-même un sentiment nouveau ! Alors commence, en commun, pour les deux époux, le travail de la famille et de l’éducation. Mais je ne vois nullement pourquoi cette phase de la vie de l’homme et de la femme qu’on appelle famille nuirait aux choses de la cité. Dans la cité, le père et la mère sont citoyens, exercent leurs droits, et votent sans qu’il en résulte la moindre atteinte à la famille. La cité n’en sera que plus belle d’aspect, moins agitée, moins turbulente, plus morale, moins vouée à l’intrigue à l’ambition et à tous les mouvements passionnés, quand de nobles femmes, respectées en leur qualité d’êtres humains, viendront, leur enfant à leur cou, déposer un bulletin dans l’urne.

Pardonne à mon long discours, Simon ! Vois-tu, je sens profondément cette injustice qui tient nos femmes, nos filles, nos sœurs éloignées et indifférentes, quand il s’agit des actes les plus importants de notre vie.

SIMON.

Ton discours me plaît. J’avoue que je suis tout-à-fait ébranlé. Il me semble toutefois que tu prends un peu trop pour la réalité un idéal peut-être impossible… Tiens, voici Justus !

LUCIEN.

Ah ! voici Justus ! Bonjour, Justus !

JUSTUS.

Bonjour, Citoyens ! Vous me paraissez très-animés ; de quoi parliez-vous donc ?

LUC DESAGES.

(La suite au prochain numéro.)



VOILA POURQUOI LES HOMMES MEURENT EN IRLANDE !

Quelques faits entre mille montreront comment, en Angleterre, l’aristocratie, non contente de posséder le sol presque entièrement, exerce encore sur le domaine public les plus audacieuses rapines.

Les biens de l’État sont passés, en grande partie, par des baux nominaux perpétuels, aux mains des grandes familles, et ce qui en reste, grâce à une loi récente qui défend de l’aliéner pour plus de trente-trois ans, est affermé à l’aristocratie un quart environ de sa valeur. Parmi les domaines administrés en régie, il en est qui ne couvrent pas les frais d’administration. Une forêt, du revenu brut de 200,000 francs, a coûté de frais 220,000 francs, et lorsqu’il s’agit de réformer ces abus, les fureurs de l’aristocratie se couvrent des plus ridicules mensonges.

Pour aider ces nobles modérés à élever leur famille, 25 millions environ sont distribués aux plus nécessiteux. Par exemple, le duc de Wellington reçoit 1 million ; le duc de Gratton, 361,800 francs ; lord Brougham, 125,000 francs ; les Thurlow, une indemnité annuelle de 275,000 francs pour des places inutiles supprimées à la chancellerie, etc., etc.

Puis les sinécures : une grande dame est balayeuse du mail du parc ; une autre, huissier en chef de la cour de l’échiquier. Lord Beresford est emballeur et dégustateur aux frais de l’Irlande ; la duchesse douairière de Manchester reçoit 75,000 francs comme percepteur des douanes à l’exportation, etc., etc.

Le lord chancelier reçoit 375,000 francs ; le lord chancelier d’Irlande, 200,000 fr. ; le lord lieutenant d’Irlande, 500,000 francs, etc.

Enfin, les places gratuites, dont tels honoraires s’élèvent à 2 millions. Mais nous abrégeons cette revue.

Voilà pourquoi les hommes meurent en Irlande !

En vérité, les sauvages cannibales sont moins odieux que ces élus de la civilisation, qui, la bouche empâtée des mots d’honneur et de justice, dévorent la substance du pauvre ! Au récit de ces faits, l’on comprend pourquoi la pourpre royale était couleur de sang humain.

Voyez, au milieu d’un peuple de valets, cet homme à la cambrure fière, au geste hautain, dont la poitrine est chamarrée de décorations ; c’est un des puissants et des honorés de la terre. Du caprice de cet homme dépend l’existence de tout un peuple, épars sur ses vastes domaines, peuple sans possession, auquel il accorde ou refuse à son gré le travail. Aussi siége-t-il dans les conseils de l’État, et décide-t-il de la paix ou de la guerre, des lois et de l’administration. On signale dans les événements sa main ou sa volonté. Sa faveur est un titre, sa protection est une richesse. Juge et soutien de la morale publique, sa parole flétrit, absout ou condamne, envoie celui-ci au bagne, celui-là à l’échafaud. — Qui donc oserait mettre en doute l’honneur d’un tel homme ?

Eh bien, tout vulgaire qu’il est en réalité, ce grand seigneur matérialiste, il revêt à mes yeux les formes fantastiques du vampire. Je le vois tout dégouttant des sueurs, du sang et des larmes de ceux auxquels il vole son luxe. Dans le tissu de ses riches habits, dans les dorures de son palais, dans le velours de ses meubles, dans ses mets, dans tout ce qui l’entoure et le crée en quelque sorte, je vois l’usement de la vie du prolétaire. Le meurtre est en lui et sur lui ; il s’en nourrit et s’en pare, il l’exhale et le respire.

— Eh ! quoi, s’écrie-t-il, moi lord d’Angleterre, traité de voleur et de meurtrier ! Quel est cet insensé folliculaire ? Tout est bien : l’Angleterre a cent peuples vassaux ; le trône est assuré ; la paix et l’intrigue fleurissent, et notre abondance augmente chaque jour. L’Irlande, il est vrai, meurt de faim et le prolétaire anglais pourrit dans ses caves ; mais que faire à cela ? C’est l’ordre de la nature et la loi des États que le plus grand nombre soit sacrifié au plus petit et qu’un seul commande à plusieurs. Qui soutient le contraire est un être abominable, ennemi de l’ordre et de la propriété.

Monseigneur, veuillez faire avec moi un petit calcul. Prenons pour exemple une part de votre fortune, et, dans cette bouchée de 500,000 f. que vous paie l’Irlande, voyons combien il y a de vies d’hommes : mille à peu près, sous notre régime d’individualisme ; car, vous le reconnaîtrez, monseigneur, vous qui ne pouvez vivre à moins d’un million, ou deux, ou trois, de revenu, 500 francs sont plus qu’il ne faut à un Irlandais.

Or, vous le voyez, monseigneur, le calcul est simple : l’Irlande, qui meurt de faim, vous paie 500,000 francs, ci 500, 000 fr.

À 500 francs par chaque Irlandais, cela fait mille hommes, soit 1, 000 h.

Sainte chose, monseigneur, que la propriété de nos temps !

Et toi, fille de ces nobles bandits, colombe élevée au repaire du tigre, sais-tu ce que valent tes gracieuses parures et tous ces colifichets dont tu fais tes délices ? combien coûtent tes triomphes et tes plaisirs ? — Non, aveuglée par l’orgueil, tu te crois innocente, et dans l’avenir, ce beau nid de rêves, tu oses accoupler l’amour et l’égoïsme, l’injustice et le bonheur. Tu ne sais pas quels gémissements éveille chacun de tes sourires ; tu ne vois pas autour de toi ces ombres plaintives qui te demandent compte de leur vie moissonnée avant le temps. Ce bracelet qui pare ton bras délicat, vois, il est tout imprégné des larmes de la veuve d’un mineur. Cette robe, si finement brodée, acheva d’épuiser la vue d’une ouvrière, jeune fille comme toi, comme toi jalouse d’être belle et d’être aimée, et qui dut, par misère, sacrifier sa beauté et son avenir d’amour à ta beauté d’un soir, à ton triomphe d’une heure. Ces perles, que de