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douleurs elles contiennent, depuis celles du pêcheur qui les ravit à la mer jusqu’à celles de l’ouvrier qui les monta, et dont les efforts industrieux durent succomber sous l’usure de ton père ! Oui, jusques dans le bouquet de fleurs que tu respires, il y a de la mort et de le douleur, car ce bouquet, tu l’achètes de l’argent qu’après le paiement de l’impôt, n’eut pas la mère de famille pour donner du pain à ses enfants, de celui que n’eut pas le moribond pour l’achat d’un remède salutaire.

Viens, pénétrons dans ces rues étroites et fangeuses où ton pied ne posa jamais, dans les bouges où se façonnent, en vue de ton caprice et de ta commodité, ces objets de toute sorte. Écoute le souffle fiévreux des travailleurs. Vois leurs yeux éteints, leurs poitrines creuses, leurs joues desséchées. Écoute avec l’oreille de l’âme, et, du fond de ces cerveaux et de ces cœurs d’hommes, compte, si tu le peux, tous les désirs qui s’élèvent en vain. Analyse, si tu le peux, tous les ravages qu’y fait le désespoir et toutes les tortures qu’y exerce la déception incessante des aspirations légitimes de l’être humain.

Mais tu détournes la tête. Que te dirait d’ailleurs un tel examen que ne te révèle, dans la rue, la vue du premier mendiant ? Tu n’attristeras point ton front de ces réflexions austères, et tu préféreras, lorsqu’elles viendront te frapper au milieu des fêtes, répéter l’anathème qu’on jette à la misère, à ses effets et à ses révoltes ; et, passant par mégarde auprès du pauvre, tu relèveras avec soin le pan de ta robe de peur qu’il ne touche à ses haillons.

Cela semble fantastique, exagéré : c’est mathématique cependant.

Et ce n’est pas notre faute si l’égoïsme et la cupidité dépassent l’imagination ; ce n’est pas notre faute si l’évidence est précisément ce que l’esprit humain ne voit pas. — La guerre n’est-elle pas encore, aux yeux du plus grand nombre, une chose nécessaire, juste et belle ? C’est un fait d’ailleurs, et dès que c’est un fait, il n’y a plus rien à dire : — ce serait attenter au culte du monde. — Or, c’est encore un fait que les hommes, outre la guerre accidentelle faite à coups de fusil et de canon, s’assassinent à l’ordinaire, et se dévorent les uns les autres. C’est un fait, c’est-à-dire, une chose à laquelle il ne faut point toucher, sous peine d’attenter à l’ordre et à la propriété.

LÉO.


NOTES HISTORIQUES
SUR L’ASSOCIATION DE BOUSSAC


I.
Nécrologie[1]
ARMAND.

Poursuivons notre œuvre douloureuse. Après Frossard, le serviteur de l’Idée nouvelle dans la sphère de la politique et de l’administration, voici Armand, qui la servit principalement dans le domaine du sentiment.

On sait maintenant quelles étaient les aspirations du Peuple à la fin du règne de Louis-Philippe. Si quelqu’un représenta complétetement cette vie de désir et de souffrance, c’est bien celui dont nous rappelons ici le souvenir. Toute sa personne trahissait la disposition de son cœur. Son visage avait une expression de tristesse étrange et sympathique. Une sorte de mélancolie, qui semblait née en lui de l’habitude des souffrances intérieures, se peignait sur sa physionomie et attirait sur lui le regard. Ses traits, un peu heurtés, étaient néanmoins empreints d’une certaine beauté. Il avait la voix juste, mais peu étendue et légèrement voilée ; il chantait avec goût et sensibilité. L’expression de ses yeux était douce, mais non sans quelque sévérité. Armand était d’une taille moyenne. Peu robuste en apparence, il a cependant montré, par sa longue résistance aux douleurs de toutes sortes qui assaillent le prolétaire, qu’une puissante énergie morale le soutenait.

Sa vie est peu chargée de faits ; aussi aurais-je bientôt fini, si je n’avais qu’à faire le récit des événements qui la remplissent. En effet, dire simplement : « Armand était né en 1818 ; il s’était acquis une instruction assez étendue. Marié de bonne heure, il fut père de famille avant l’âge où, d’ordinaire, on songe au mariage. Porté par sa nature et par les circonstances à l’étude des questions religieuses et des problèmes sociaux, il n’avait pas tardé à se joindre à ceux qui s’occupaient de cette étude. C’est ainsi qu’il vint parmi nous en 1845, qu’il assista à nos réunions, et seconda activement toutes nos tentatives d’application. Il prit part à la révolution de Février, bien que la veille encore il doutât d’un succès sur lequel il fallut, en effet, bien se désillusionner plus tard. Enfin, après avoir été employé, en qualité de peintre, à décorer la salle des séances de l’Assemblée Constituante, il endura héroïquement la misère et les privations que la caste capitaliste impose aux travailleurs, jusqu’au jour où il mourut à l’hôpital, en juillet 1849. » Dire cela est bientôt fait. Mais la lecture de cette suite rapide d’événements communs à nous tous prolétaires, donnerait-elle une idée de celui dont nos cœurs se souviennent, et qui vécut parmi nous sous le nom d’Armand ? Non, certainement.

Comme complément de ce récit, je voudrais donc qu’il me fût donné assez de puissance pour exprimer tout ce que ce nom réveille en moi. Je ferais ainsi connaître Armand par ce qu’il a laissé dans mon âme de sa propre vie, et cette sorte de résurrection ne serait pas un faible hommage rendu à la solidarité humaine et à l’amitié. Mais dans l’état d’horrible division où sont les âmes aujourd’hui, de tels miracles ne sont guère possibles. Nous devrons nous borner à recueillir les fragments de ses lettres, et de ses écrits, où l’âme de notre ami se montre le mieux. Cela suffira, j’espère, pour donner aux faits que nous rapportons sommairement leur valeur véritable.

On le sait, les choses changent d’importance suivant le point de vue où l’on se place pour les considérer. Pour celui qui, couché dans un fossé, regarde autour de lui, l’horizon c’est le brin d’herbe qui semble s’élancer vers les nuages ; mais pour qui est au haut d’une montagne, l’horizon est autre chose : c’est l’immense plaine où la vue se perd à l’entour. Il en est ainsi des faits de notre vie. C’était une fonction modeste que celle de notre ami : il était, nous l’avons dit, peintre en décor. Celui qui a lu plus haut qu’Armand fut employé à la décoration de la salle des séances de l’Assemblée Constituante, n’a pas dû attacher une grande importance à ce fait. Voici pourtant ce qui va changer le point de vue : on était en révolution ; ce peintre était républicain, il était attaché de cœur au dogme de la Trinité. Appelé à remplir un panneau figuré, au-dessus du fauteuil du président, il écrivit dans ce panneau ces mots qu’on n’a pas effacés depuis, qu’on n’effacera pas ; il écrivit :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ.
FRATERNITÉ.

Il se passa, en ce moment, quelque chose de grand dans l’âme d’Armand. Sans doute il pressentit alors tout ce qui s’accomplirait dans cette salle. Il comprit à la fois la grandeur, l’immortalité du dogme républicain, et l’horrible déchaînement des passions cupides qui allaient s’armer perfidement de la puissance de ce dogme contre ce dogme lui-même. Je crois entendre le peintre, une fois son œuvre achevée, dire à ses compagnons : « Et maintenant, qu’ils viennent, les grands du jour, les prétendus maîtres de la terre ; qu’ils viennent dans ce lieu défendre des privilèges impies et homicides ; qu’ils se livrent ici au culte de la Peur qui les égare, à l’intérêt qui les divise, à l’œuvre de corruption qui les perd ; mais qu’ils prennent garde ! Nous venons, amis, de marquer la limite de leur domination ! En vain rassembleront-ils leurs efforts contre ce signe tout-puissant, le flot de leurs iniquités restera sans force devant cette borne suprême que nous venons de poser. Ce symbole, compagnons, est la colonne infranchissable qui dit à l’Océan : Tu n’iras pas plus loin. Aussi, espoir et courage, mes amis ; ces nouveaux Balthazars peuvent venir jusque dans cette enceinte achever leur funèbre festin, l’inscription mystérieuse les attend, et le Peuple, comme autrefois Daniel, est déjà là pour la leur expliquer ! »

Nous l’avons dit, la vie d’Armand fut simple ; mais il y avait en lui une force et une profondeur de sentiment telles que cette existence en fut considérablement grandie. Il portail dans son cœur un immense désir de justice, de beauté et de bien. Aussi souffrait-il cruellement par cette faculté même qui l’eût rendu, dans un autre monde, si propre à goûter le bonheur. Le duel qui se réalise à cette heure en actes sanglants entre le Passé et l’Avenir, entre l’Idolâtrie et la Religion, entre les privilégiés et le Peuple ; ce duel affreux déchirait tout son être. Par l’aspiration, il vivait déjà dans la République future, quand il était forcé par le fait actuel à rester dans une société qui lui répugnait. Écoutons-le lui-même nous dire ce qu’il souffrait dans ce combat. Voici ce qu’il m’écrivait à Boussac, le 6 mai 1847, en répondant à la proposition que nous lui avions adressée de faire pour notre journal un compte-rendu de l’exposition de peinture. « Je travaille tant que le jour dure, et j’arrive à grand peine à suffire aux besoins de ma famille. Aussi, non-seulement je ne puis consacrer quelques jours à voir le Musée, mais encore le travail d’esprit que me demanderait la composition des articles sur l’exposition me fatiguerait beaucoup, en ce sens que toute la journée, je suis privé d’air et d’exercice matériel, si nécessaires à mon tempérament. Ensuite, j’ai au moins par semaine, deux soirées prises pour nos réunions, et quelque-fois un travail écrit à faire. Tu vois qu’en définitive je suis enchaîné par la nécessité. À peine ai-je le temps de rêver à cette vie de l’âme qui, par ses aspirations divines, fait oublier un peu cette vie de mort dans laquelle nous nous débattons. Pauvre ami, j’ai bien souffert, je souffre, mais je ne perds pas courage. Souffrir, c’est ma vie à moi, je le sais, je l’accepte ; les ronces du chemin n’arrêteront pas ma course vers l’horizon de lumière ! »

  1. Voir la livraison précédente.