Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/355

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mais le talent de danser et de mimer, même quand il y faut joindre un joli visage, est beaucoup plus commun que la belle voix et l’art de bien dire. La concurrence est plus grande, plus facile dans la danse que dans le chant. Les peuples modernes sont beaucoup moins connaisseurs dans le premier de ces arts que les peuples anciens : ils en savent et en goûtent moins les délicatesses. De là vient que danseurs et danseuses, malgré l’étendue illimitée de leur débouché, viennent si au-dessous, pour la rémunération, des chanteuses et des chanteurs, et qu’ils atteignent à peine les comédiennes et les comédiens.

Les artistes, surtout ceux de théâtre, et parmi ces derniers les artistes lyriques, voilà les princes incontestables de la civilisation moderne, même de la plus démocratique. Plus les loisirs s’étendront, plus l’aisance deviendra générale, plus le goût du beau se répandra, plus on verra les chanteurs, les chanteuses, un peu au-dessous d’eux les comédiennes, les comédiens, tirant chacun chaque soir quelque petite pièce de monnaie de la bourse de quelques milliers de spectateurs qui se remplacent à l’infini, atteindre à des émoluments qui n’auront rien d’analogue dans nos sociétés modernes. Du sein de la médiocrité universelle des fortunes, des traitements et des profits, s’élèvent quelques nouveaux favoris du sort et de la nature ; ce que gagnaient par force ou par ruse les grands ministres d’autrefois, ce qu’obtenaient, faute de concurrence, les grands industriels d’hier, ce sont les artistes qui, de nos jours, le reçoivent et le recevront de plus en plus, du consentement universel, par la puissance des petites cotisations individuelles pour rétribuer un plaisir rare donné à la fois à plusieurs milliers de personnes.

Chanteuses et chanteurs, comédiens et comédiennes, danseuses et danseurs prennent la même importance mondaine qu’ils avaient lors de la décadence de Rome. On a voulu, pendant quelque temps, rendre responsable de cette prétendue anomalie la forme de gouvernement. Il n’en est rien. Empire, monarchie ou république, les artistes dramatiques et lyriques conserveront sous tous les régimes la même primauté. Elle ne tient pas à la corruption des mœurs, à la connivence des gou-