Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/471

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Si l’ouvrier depuis vingt ans n’a pas su faire de l’accroissement de ses loisirs un usage sain, moral, intellectuel, qui soit profitable à lui et aux autres, on ne doit pas juger de l’avenir d’après le passé, ni même d’après le présent. L’instruction, l’éducation, l’expérience, qui n’est pas seulement personnelle, mais qui est, en partie du moins, traditionnelle[1], les circonstances extérieures aussi aidant, les habitations de l’ouvrier, ses lieux de réunion s’améliorant, il arrivera un jour à mieux employer le temps que l’accroissement de la productivité du travail lui laissera disponible. À tout prendre, les loisirs de l’ouvrier, quand ils sont convenablement répartis, sont un bien.

Cette question préliminaire tranchée, est-il vrai que le développement de la civilisation ait accru les loisirs de l’ouvrier, amélioré les conditions de son travail, sous le rapport de la commodité, de la facilité et de l’hygiène ?

Tout un ensemble de faits que nous avons étudiés a complètement modifié la situation respective des patrons et des ouvriers depuis un demi-siècle. C’était un axiome de la vieille école économique, de Turgot, de Smith, que l’ouvrier était absolument à la discrétion du « maître » ; et quoique John Stuart Mill, avec une surprenante légèreté, ait reproduit et même exagéré cette thèse, nous avons prouvé que l’opinion contraire se rapproche beaucoup plus de la vérité pour l’époque présente. D’un autre côté, en dehors du changement qui s’est opéré dans les relations purement économiques entre ouvriers et patrons, nous avons démontré dans un précédent chapitre que la législation qui, autrefois, presque en tout pays, était singulièrement partiale pour le patron et pour l’acheteur de travail, est devenue depuis vingt ou trente ans beaucoup plus équitable, qu’elle pencherait même plutôt aujourd’hui en faveur de l’ouvrier.

Il serait bien étrange que ce double changement dans les conditions économiques et dans les dispositions du législateur

  1. C’est un des grands mérites de la théorie de l’Évolution, dont nous ne sommes pas d’ailleurs l’adepte, d’avoir montré que chaque progrès social, intellectuel ou moral, demande le concours de plusieurs générations. Les bonnes habitudes se transmettent plus encore qu’elles ne s’acquièrent.