Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/55

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luxueux. Sans doute, Lassalle aimerait mieux que la classe ouvrière fût plus misérable, mais qu’il y eût moins de distance entre elle et les classes supérieures. L’homme social différerait donc singulièrement, d’après Lassalle, de l’homme réel ; tandis que celui-ci se trouve aux prises avec des besoins faciles à définir et important à son existence même, l’homme social aurait principalement des besoins de vanité, d’ambition, de jalousie et d’envie. Or, comme il est chimérique d’espérer que l’on pourra atteindre l’égalité absolue dans l’extrême opulence, qu’il est même présomptueux de penser qu’on pourra bientôt la réaliser dans l’universelle médiocrité, il en résulterait qu’on devrait préférer à l’état social actuel l’égalité dans l’indigence et le dénuement. Lassalle parle, on l’a vu, avec dédain des tribus de sauvages du Brésil qu’on appelle les Botocoudos et cependant, si l’on prenait pour mesure de la situation sociale d’un peuple celle qu’indique Lassalle, si, sans s’inquiéter des moyens absolus de subsistance et de jouissance que possèdent les individus qui le composent, on se contentait de comparer la situation de la classe inférieure avec la situation de la classe supérieure, on trouverait que les différences entre ces classes étant bien moindres chez les Botocoudos que chez les Allemands, les Anglais, les Français ou les Américains, les sauvages du Brésil sont socialement dans une situation supérieure à celle des quatre peuples que nous venons de nommer. C’est à ce singulier paradoxe qu’aboutit logiquement la doctrine de Lassalle, cette doctrine qui ne tient aucun compte des moyens absolus de subsistance et de jouissance que possèdent les individus, et qui n’attache d’importance qu’à la situation respective des diverses parties de la société.

Cependant, même si l’on se place au point de vue de Lassalle, les phénomènes économiques du temps où nous vivons sont très-loin de devoir être interprétés dans un sens pessimiste. Les progrès du bien-être de la classe inférieure de la population sont et surtout seront, dans un prochain avenir, plus rapides que ceux de la classe moyenne et de la classe élevée. Sans arriver à un nivellement des conditions qui est impossible, à une unifor-