Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/573

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il n’obtient, d’ailleurs, que des résultats illusoires. C’est ainsi que l’impôt progressif, préconisé par tant d’esprits étourdis et par quelques économistes mal inspirés, ne conduit qu’à des déceptions, à des dissimulations ou à des émigrations de capitaux ; quand le fisc se montre ainsi violent, inégal, ou bien on le fraude, ou on le fuit, en mettant la frontière entre sa fortune et lui, et en prenant quelque banque étrangère pour dépositaire des capitaux ou des revenus qu’on a. Nous avons fourni ailleurs la démonstration de l’iniquité et de l’inefficacité de cet impôt[1], dans lequel les badauds seuls peuvent aujourd’hui avoir confiance.

Le rôle de l’État consiste uniquement à enlever les obstacles d’origine administrative ou législative qui s’opposent à une moindre inégalité des richesses. L’État n’a pas à se proposer pour but le plus grand bonheur du plus grand nombre, comme l’imaginent d’un côté certains utilitaires tels que Bentham, et de l’autre côté les socialistes. Un grand philosophe,d’une étonnante puissance d’analyse, Herbert Spencer, a admirablement réfuté cette doctrine aussi fausse que séduisante[2]. La justice, c’est le seul idéal que l’État doive poursuivre, et la justice dans les sociétés modernes consiste à supprimer toutes les causes artificielles qui favorisent certains individus aux dépens des autres, qui empêchent toutes les activités de se développer librement en tant qu’elles n’empiètent pas sur la liberté des autres activités. La stricte justice, et rien de plus, voilà l’idéal social, et la justice doit s’entendre en ce sens que les individus font eux-mêmes leurs destinées, que l’État leur doit seulement une aide négative, celle qui consiste à ne pas les entraver dans leurs efforts, dans leurs initiatives, et à ne pas permettre qu’ils soient entravés par autrui. Nous citions tout à l’heure le plus grand philosophe de ce temps, Herbert Spencer ; on ne saurait trop admirer la lumineuse précision avec laquelle il traite en passant, dans un mot, dans une phrase, les sujets économiques les plus ardus. Quand il parle de la « coopération harmonieuse », quand il dit que « la base de la coo-

  1. Voir notre Traité de la Science des finances, 2e édition, t. I, chapitre de l’Impôt progressif.
  2. Herbert Spencer, les Bases de la morale évolutionniste, voir le chapitre intitulé : le Point de vue sociologique.