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LES BRAVES GENS.

éviter l’entrevue qu’il avait sollicitée, tant il se trouvait audacieux de l’avoir demandée. Il se roidit cependant, et tâcha de faire bonne contenance, puis il se convainquit par le raisonnement : ce que je demande n’est pas mal, et d’ailleurs il le faut ! Ce dernier argument lui rendit son courage, qu’il perdit de nouveau dans l’escalier quand il s’aperçut que sa petite harangue avait fui par les trous de sa mémoire.

« Ça ne fait rien, dit-il en se cramponnant à la rampe de l’escalier, il le faut ! il le faut ! il… le… faut ! »

Un coup discret à la porte, une voix douce qui dit : « Entrez ! » et Thorillon a franchi le Rubicon. Il s’adosse à la porte qu’il vient de refermer, et refuse absolument de s’asseoir, sous prétexte que : ça ne se fait pas !

« Vous avez demandé à me parler, dit Mme Defert ; auriez-vous à vous plaindre de quelqu’un ou de quelque chose ?

— Oh ! madame Defert !… Pardon ! reprit-il avec confusion. Je voulais dire que Madame est trop bonne et que tout le monde ici est trop bon pour moi. Me plaindre ! Ce serait du beau !…

— Alors que voulez-vous me dire ? »

Thorillon fit deux pas en avant, et se penchant un peu, il dit à demi-voix, en regardant de tous les côtés si quelqu’un ne l’écoutait pas : « Dans les commencements, je n’ai pas aimé M. Nay. Il allait emmener Mlle Marguerite, et Madame en avait du chagrin.

— Et maintenant ? dit Mme Defert dont l’attention s’était éveillée.

— Maintenant c’est autre chose : il est de la famille. Et puis, il n’y a pas à dire le contraire, il rend Mme Nay heureuse. Mais moi, j’ai réfléchi sur tout cela. Et d’abord : je ne gagne pas le pain que je mange, et je me considère comme un voleur. Que Madame me pardonne, mais c’est la pure vérité. Alors, depuis tantôt deux ans, je me suis mis à apprendre un tas de choses : je sais cirer les bottes, raser, coiffer, je sais même friser, je sais faire le ménage, la cuisine, le marché, et tout ! Je sais parler à la troisième personne ; je sais annoncer les visites ; au besoin, je saurais me tenir debout derrière une voiture avec une culotte courte et des bas blancs ! »

Mme Defert ne savait où il voulait en venir, et sa figure exprimait une stupéfaction profonde. Thorillon se méprit sur l’expression de sa physionomie et reprit avec chaleur :

« Se tenir debout derrière une voiture ! ce n’est pas si difficile que Madame se l’imagine. J’ai essayé plusieurs fois ! »