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LES BRAVES GENS.

qui avait eu l’imprudence de vouloir, lui aussi, faire fortune à la Bourse. Charles, qui était riche et vaniteux, lui donna généreusement quittance en échange d’un titre de baron que l’autre lui obtint « pour services rendus ». Ce titre de baron, il l’avait d’abord essayé en riant, il le portait maintenant à la face d’Israël.

Il était venu de Paris à Rouen, afin de parier aux courses ; il y avait gagné des sommes considérables. L’idée lui était venue alors de visiter les bords de la Seine à petites journées, pour gagner ensuite Étretat. Par une habitude de spéculateur habile, il marchandait tout sur son chemin, les châteaux et les bicoques, pour voir s’il ne trouverait pas par hasard une bonne affaire. Comme il avait envoyé son valet de chambre en avant pour préparer son installation à Étretat, il avait loué à Rouen un domestique d’occasion rien que pour être appelé M. le baron devant les étrangers. Lorsque Thorillon l’eut si mal reçu, il rentra précipitamment à l’hôtel de l’Aigle-d’Or, et fit atteler aussitôt sa chaise de poste. Il lui tardait d’être à Yvetot pour y prendre le chemin de fer, et se séparer le plus vite possible du domestique qui avait été témoin de l’affront.

Les fourgons chargés, Thorillon n’eut rien de plus pressé que de partir pour Paris, afin de gagner ensuite Châtillon. Quoiqu’il eût plusieurs heures devant lui en arrivant à la gare Saint-Lazare, il traversa presque au pas de course le tumulte et l’agitation de Paris, pour se rendre à l’autre gare. Là, on lui dit qu’il ferait mieux de prendre le second train, qu’en prenant le premier il attendrait trois heures à la station la correspondance de Châtillon ; il ne se crut bien sûr de son affaire que quand il vit sa malle aux bagages, et qu’il fut installé, sa valise (où était toute sa correspondance) entre ses jambes, dans un wagon de troisième classe.

Une chose le surprit beaucoup, c’est le calme et même l’indifférence de ses compagnons de voyage. Les uns mangeaient, les autres causaient de choses banales, les autres dormaient, et même ronflaient, comme s’il était permis de dormir quand on retourne à Châtillon. La joie coupe le sommeil aussi bien que l’appétit ! Le départ avait été très-bruyant ; quelques soldats qui s’en allaient en congé commencèrent à chanter, à rire et à plaisanter ; on faisait des niches aux dormeurs, et l’on se promettait de passer une agréable nuit, sans fermer l’œil. Cependant, à mesure que les stations se succédaient, les chanteurs se fatiguaient, les plaisants devenaient sérieux, ceux qui se moquaient des dormeurs, cédaient à la même faiblesse. On s’instal-