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LES BRAVES GENS.

même, et si, par malheur, elle arrive à se faire un triste plaisir de la contemplation de sa souffrance, les souvenirs du passé rendus à la fois plus doux et plus déchirants par le contraste l’assaillent en foule, l’énervent, et, la trouvant sans défense, la remplissent de regrets stériles et de désirs insensés. C’est alors que le soldat est pris du mal du pays, perd toute espérance de revoir son toit et ses parents, se couche le long d’une haie et attend, avec une résignation farouche, que l’ennemi vienne le prendre ou le tuer.

Jean qui avait passé par ces épreuves, et qui, grâce à son éducation et à l’énergie de sa volonté, en était sorti triomphant, les redoutait pour ses hommes.

« Allons, mon vieux, disait-il un jour à un soldat qui s’était assis dans la neige ; allons, tu ne peux pas rester là ; le sommeil te prendrait, tu ne retrouverais plus ton chemin, tu te ferais prendre.

— Sergent, c’est fini, je ne puis plus faire un pas.

— Essaye, nous allons t’aider.

— C’est impossible.

— Impossible ! c’est toi qui dis cela ! un homme comme toi ! Allons, donne-moi la main. C’est un effort à faire et un mauvais moment à passer ; dans une demi-heure, tu riras de toi-même. Tu as vu la fin de la journée d’hier, pourquoi ne verrais-tu pas la fin de celle d’aujourd’hui ? Tu souffres ! nous aussi ! Tu regrettes ton village ! Bon moyen de le revoir que de te faire prendre comme un lièvre par les maraudeurs ennemis. Tu le reverras ton pays, et tu y danseras encore plus d’une fois. Quels yeux ils ouvriront là-bas, quand tu leur raconteras ce que tu as fait et ce que tu as souffert ! Allons, c’est dit, lève-toi ! »

Le soldat se leva presque malgré lui, subjugué par l’ascendant d’une âme supérieure à la sienne.

Cette scène se renouvelait souvent, et, grâce au jeune sergent, bien des hommes revirent la fumée du toit paternel, ou moururent d’une mort honorable dans une bataille, au lieu de mourir de faim, de lassitude et de misère dans un fossé.

Le régiment perdait tant d’officiers que Jean fut bientôt sous-lieutenant. « C’est un vrai officier, disait le troisième Loret dans une de ses lettres, et un joli camarade aussi. On voit bien que l’instruction est bonne à quelque chose ; dites bien cela à nos petits frères. M. Jean sait le métier comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Le colonel dit qu’il a des idées et que c’est grand dommage qu’il ne soit pas pour rester troupier toute sa vie. Il a une manière à lui de faire marcher