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LES BRAVES GENS

dissait de joie. Mais elle frémit d’effroi en voyant que la lettre avait un mois de date. Elle pressentit un malheur, elle hésita longtemps à ouvrir l’autre lettre. Dans son angoisse, elle éleva son âme à Dieu : « Oh ! mon Dieu ! dit-elle, pourvu qu’il ne soit que blessé ! »

Elle rompit le cachet. C’était une lettre du colonel de Jean. Il racontait le dévouement héroïque du jeune lieutenant ; on n’avait pas de nouvelles de son sort ; tout ce qu’on savait, c’est qu’il avait disparu. Il n’était pas parmi les prisonniers, le colonel s’en était assuré pendant un court armistice.

« Il est mort ! balbutia Defert, en laissant tomber la lettre, et en s’affaissant sur son fauteuil. Mon enfant est mort ! » Cette fois, toute sa force l’abandonna, et ses larmes coulèrent lentement sans qu’elle songeât même à les essuyer.

Elle fut tirée de son long engourdissement par Justine qui frappait à la porte de sa chambre en demandant si Madame était là, et en l’avertissant qu’ils (les Prussiens) demandaient une foule de choses qu’elle ne savait où trouver.

« Qu’ils pillent la maison s’ils veulent, maintenant ! » Telle fut sa première pensée ; mais bientôt elle songea à tous ceux qui lui restaient, et elle eut le courage de dévorer ses larmes devant ses hôtes exigeants.

Mais pendant tout ce temps-là son âme errait loin de Châtillon, et s’en allait vers ces plaines néfastes où l’on s’était tant battu et où son fils avait été tué. Et pendant qu’elle donnait ses ordres, et rassurait tout le monde autour d’elle par son sang-froid et sa fermeté, elle se répétait continuellement : « Mon fils est mort ! mon fils est mort » ! Alors elle regardait ces uniformes qui l’entouraient, et se disait avec un sentiment d’amertume bien voisin de la haine : « Voilà donc comme sont faits ceux qui ont tué mon enfant ! »

M. Defert était à la fabrique. Sa femme avait insisté pour que le travail continuât même sous les yeux des ennemis, et les ennemis avaient respecté la fabrique. Quand il revint et qu’il apprit la mort de son fils, il fut terrassé comme par un coup de foudre. Dans l’excès de son égarement, il eut la cruauté de dire à sa femme : « C’est toi qui l’as voulu ! » Mais le regard douloureux qu’elle lui jeta le fit rentrer bien vite en lui-même, et il lui demanda pardon de sa dureté.

On voulut d’abord cacher la nouvelle à Marguerite pour ne pas redoubler ses angoisses au sujet de son mari ; mais elle devina tout, et se montra la digne fille de sa mère. Ce fut un grand bonheur pour