Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/127

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Cette opinion paraît étrange aux jeunes médecins tels que Cuchillo ; mais elle est très soutenable en bonne médecine ; et, si ces gens-là étaient capables de raisonner en logiciens, au lieu de me décrier comme ils font, ils admireraient ma méthode, et deviendraient mes plus zélés partisans.

Il ne me soupçonna donc point d’avoir bu, tant il était en colère ; car, pour l’aigrir encore davantage contre le petit docteur, j’avais mis dans mon rapport quelques circonstances de mon cru. Cependant, tout occupé qu’il était de ce que je venais de lui dire, il ne laissa pas de s’apercevoir que je buvais ce soir-là plus d’eau qu’à l’ordinaire.

Effectivement, le vin m’avait fort altéré. Tout autre que Sangrado se serait défié de la soif qui me pressait, et des grands coups d’eau que j’avalais : mais lui, s’imaginant de bonne foi que je commençais à prendre goût aux boissons aqueuses : À ce que je vois, Gil Blas, me dit-il en souriant, tu n’as plus tant d’aversion pour l’eau. Vive Dieu ! tu la bois comme du nectar. Cela ne m’étonne point, mon ami ; je savais bien que tu t’accoutumerais à cette liqueur. Monsieur, lui répondis-je, chaque chose a son temps : je donnerais à l’heure qu’il est un muid de vin pour une pinte d’eau. Cette réponse charma le docteur, qui ne perdit pas une si belle occasion de relever l’excellence de l’eau. Il entreprit d’en faire un nouvel éloge, non en orateur froid, mais en enthousiaste. Mille fois, s’écria-t-il, mille et mille fois plus estimables et plus innocents que les cabarets de nos jours, ces thermopoles des siècles passés, où l’on n’allait pas honteusement prostituer son bien et sa vie en se gorgeant de vin, mais où l’on s’assemblait pour s’amuser, honnêtement et sans risque, à boire de l’eau chaude ! On ne peut trop admirer la sage prévoyance de ces anciens maîtres de la vie civile, qui avaient établi des lieux publics où l’on donnait de l’eau à boire à tout venant, et qui renfermaient le vin dans les boutiques