Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/149

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seras prêt à partir, viens me revoir ; je te donnerai une pistole pour t’aider à faire le tour de l’Espagne. En disant ces paroles, il me mit doucement hors de sa chambre, et me renvoya.

Je n’eus pas l’esprit de m’apercevoir qu’il ne cherchait qu’à m’éloigner de lui. Je regagnai notre boutique, et rendis compte à mon maître de la visite que je venais de faire. Il ne pénétra pas mieux que moi l’intention du seigneur don Pedro, et il me dit : Je ne suis pas du sentiment de votre oncle ; au lieu de vous exhorter à courir le pays, il devait plutôt, ce me semble, vous engager à demeurer dans cette ville. Il voit tant de personnes de qualité ! il peut aisément vous placer dans une grande maison, et vous mettre en état de faire peu à peu une grande fortune. Frappé de ce discours qui me présentait de flatteuses images, j’allai deux jours après retrouver mon oncle, et je lui proposai d’employer son crédit pour me faire entrer chez quelque seigneur de la cour. Mais la proposition ne fut pas de son goût. Un homme vain, qui entrait librement chez les grands, et mangeait tous les jours avec eux, n’était pas bien aise, pendant qu’il serait à la table des maîtres, qu’on vît son neveu à la table des valets : le petit Diego aurait fait rougir le seigneur don Pedro. Il ne manqua donc pas de m’éconduire, et même très rudement. Comment, petit libertin, me dit-il d’un air furieux, tu veux quitter ta profession ! Va, je t’abandonne aux gens qui te donnent de si pernicieux conseils. Sors de mon appartement et n’y remets jamais le pied ; autrement, je te ferai châtier comme tu le mérites. Je fus bien étourdi de ces paroles, et plus encore du ton sur lequel mon oncle le prenait. Je me retirai les larmes aux yeux, et fort touché de la dureté qu’il avait pour moi. Cependant, comme j’ai toujours été vif et fier de mon naturel, j’essuyai bientôt mes pleurs. Je passai même de la douleur à l’indignation, et je résolus de laisser là ce mauvais parent dont je m’étais bien passé jusqu’à ce jour.