Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/184

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me sembla que la prudence et l’agrément de ma condition demandaient que je fusse auparavant bien sûr de mon fait. Je commençai donc à examiner ses actions ; et, pour le sonder : Monsieur, lui dis-je un soir en le déshabillant, je ne sais comment il faut vivre pour se mettre à couvert des coups de langue. Le monde est bien méchant ! Nous avons, entre autres, des voisins qui ne valent pas le diable. Les mauvais esprits ! Vous ne devineriez jamais de quelle manière ils parlent de nous. Bon ! Gil Blas, me répondit-il. Eh ! qu’en peuvent-ils dire, mon ami ? Ah ! vraiment, repris-je, la médisance ne manque point de matière ; la vertu même lui fournit des traits. Nos voisins disent que nous sommes des gens dangereux, que nous méritons l’attention de la cour ; en un mot, vous passez ici pour un espion du roi de Portugal. En prononçant ces paroles, j’envisageai mon maître, comme Alexandre regarda son médecin[1], et j’employai toute ma pénétration à démêler l’effet que mon rapport produisait en lui. Je crus remarquer dans mon patron un frémissement qui s’accordait fort avec les conjectures du voisinage, et je le vis tomber dans une rêverie que je n’expliquai point favorablement. Il se remit pourtant de son trouble, et me dit d’un air assez tranquille : Gil Blas, laissons raisonner nos voisins, sans faire dépendre notre repos de leurs raisonnements. Ne nous mettons point en peine de l’opinion qu’on a de nous, quand nous ne donnons pas sujet d’en avoir une mauvaise.

Il se coucha là-dessus, et je fis la même chose, sans savoir à quoi je devais m’en tenir. Le jour suivant, comme nous nous disposions le matin à sortir, nous entendîmes frapper rudement à la première porte sur l’escalier. Mon maître ouvrit l’autre, et regarda par la

  1. Alexandra le Grand, ayant reçu une lettre par laquelle on accusait son médecin de vouloir l’empoisonner en lui donnant une médecine, n’en prit pas moins le breuvage ; et, après l’avoir bu sans hésiter, ce prince remit la lettre au médecin, en le regardant fixement, afin de lire dans ses yeux la preuve de son crime ou de son innocence.