Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/199

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Dans le moment qu’il prononçait ces mots d’un air brusque et chagrin, l’intendant sortit ; et un jeune homme de qualité, nommé don Antonio de Centellés, entra. Qu’as-tu, mon ami ? dit ce dernier à mon maître. Je te trouve l’air nébuleux ; je vois sur ton visage une impression de colère. Qui peut t’avoir mis de mauvaise humeur ? Je vais parier que c’est ce maroufle qui sort. Oui, répondit don Mathias, c’est mon intendant. Toutes les fois qu’il vient me parler, il me fait passer quelques mauvais quarts d’heure. Il m’entretient de mes affaires ; il me dit que je mange le fonds de mes revenus… L’animal ! ne dirait-on pas qu’il y perd, lui ? Mon enfant, reprit don Antonio, je suis dans le même cas. J’ai un homme d’affaires qui n’est pas plus raisonnable que ton intendant. Quand le faquin, pour obéir à mes ordres réitérés, m’apporte de l’argent, vous diriez qu’il donne du sien. Il me fait toujours de grands raisonnements. Monsieur, me dit-il, vous vous abîmez ; vos revenus sont saisis. Je suis obligé de lui couper la parole pour abréger ses sots discours. Le malheur, dit don Mathias, c’est que nous ne saurions nous passer de ces gens-là ; c’est un mal nécessaire. J’en conviens, répliqua Centellés… Mais attends, poursuivit-il en riant de toute sa force, il me vient une idée assez plaisante. Rien n’a jamais été mieux imaginé. Nous pouvons rendre comiques les scènes sérieuses que nous avons avec eux, et nous divertir de ce qui nous chagrine. Écoute : il faut que ce soit moi qui demande à ton intendant tout l’argent dont tu auras besoin. Tu en useras de même avec mon homme d’affaires. Qu’ils raisonnent alors tous deux tant qu’il leur plaira ; nous les écouterons de sang-froid. Ton intendant viendra me rendre ses comptes ; mon homme d’affaires ira te rendre les siens. Je n’entendrai parler que de tes dissipations ; tu ne verras que les miennes. Cela nous réjouira.

Mille traits brillants suivirent cette saillie, et mirent en joie les jeunes seigneurs, qui continuèrent de s’entre-