Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/221

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qui lui donne un nouveau prix. On pourrait lui reprocher qu’elle se livre quelquefois un peu trop à son feu et passe les bornes d’une honnête hardiesse ; mais il ne faut pas être si sévère. Je voudrais seulement qu’elle se corrigeât d’une mauvaise habitude. Souvent, au milieu d’une scène, dans un endroit sérieux, elle interrompt tout à coup l’action, pour céder à une folle envie de rire qui lui prend. Vous me direz que le parterre l’applaudit dans ces moments mêmes : cela est heureux.

Et que pensez-vous des hommes ? interrompit le marquis : vous devez tirer sur eux à cartouches, puisque vous n’épargnez pas les femmes. Non, dit don Pompeyo ; j’ai trouvé quelques jeunes acteurs qui promettent, et je suis surtout assez content de ce gros comédien qui a joué le rôle du premier ministre de Didon. Il récite très naturellement, et c’est ainsi qu’on déclame en Pologne. Si vous êtes satisfait de ceux-là, dit Segiar, vous devez être charmé de celui qui a fait le personnage d’Énée. Ne vous a-t-il pas paru un grand comédien, un acteur original ? Fort original, répondit le censeur ; il a des tons qui lui sont particuliers, et il en a de bien aigus. Presque toujours hors de la nature, il précipite les paroles qui renferment le sentiment, et appuie sur les autres ; il fait même des éclats sur des conjonctions. Il m’a fort diverti, et particulièrement lorsqu’il exprimait à son confident la violence qu’il se faisait d’abandonner sa princesse : on ne saurait témoigner de la douleur plus comiquement. Tout beau, cousin ! répliqua don Alexo ; tu nous ferais croire à la fin qu’on n’est pas de trop bon goût à la cour de Pologne. Sais-tu bien que l’acteur dont nous parlons est un sujet rare ? N’as-tu pas entendu les battements de mains qu’il a excités ? Cela prouve qu’il n’est pas si mauvais. Cela ne prouve rien, repartit don Pompeyo. Messieurs, ajouta-t-il, laissons là, je vous prie, les applaudissements du parterre ; il en donne souvent aux acteurs fort mal à propos. Il applaudit même plus rarement au vrai mérite qu’au faux,