Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/248

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’auteur qui arriva chez Arsénie sur la fin du repas.

Notre petit laquais vint dire tout haut à ma maîtresse : Madame, un homme en linge sale, crotté jusqu’à l’échine, et qui, sauf votre respect, a tout l’air d’un poète, demande à vous parler. Qu’on le fasse monter, répondit Arsénie. Ne bougeons, messieurs, c’est un auteur. Effectivement c’en était un dont on avait accepté une tragédie, et qui apportait un rôle à ma maîtresse. Il s’appelait Pedro de Moya. Il fit en entrant cinq ou six profondes révérences à la compagnie, qui ne se leva, ni même ne le salua point. Arsénie répondit seulement par une simple inclination de tête aux civilités dont il l’accablait. Il s’avança dans la chambre d’un air tremblant et embarrassé. Il laissa tomber ses gants et son chapeau. Il les ramassa, s’approcha de ma maîtresse, et lui présenta un papier plus respectueusement qu’un plaideur ne présente un placet à son juge : Madame, lui dit-il, agréez de grâce le rôle que je prends la liberté de vous offrir. Elle le reçut d’une manière froide et méprisante, et ne daigna pas même répondre au compliment.

Cela ne rebuta point notre auteur, qui, se servant de l’occasion pour distribuer d’autres personnages, en donna un à Rosimiro et un autre à Florimonde, qui n’en usèrent pas plus honnêtement avec lui qu’Arsénie. Au contraire, le comédien, fort obligeant de son naturel, comme ces messieurs le sont pour la plupart, l’insulta par de piquantes railleries. Pedro de Moya les sentit. Il n’osa toutefois les relever, de peur que sa pièce n’en pâtit. Il se retira sans rien dire, mais vivement touché, à ce qu’il me parut, de la réception que l’on venait de lui faire. Je crois que dans son dépit il ne manqua pas d’apostropher en lui-même les comédiens comme ils le méritaient ; et les comédiens, de leur côté, quand il fut sorti, commencèrent à parler des auteurs avec beaucoup de respect.

Il me semble, dit Florimonde, que le seigneur Pedro