Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/252

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paraissaient toutes deux dans une union qui surprenait bien des gens. On était étonné que des coquettes fussent en si bonne intelligence, et l’on s’imaginait qu’elles se brouilleraient tôt ou tard pour quelque cavalier ; mais on connaissait mal ces amies parfaites. Une solide amitié les unissait. Au lieu d’être jalouses comme les autres femmes, elles vivaient en commun. Elles aimaient mieux partager les dépouilles des hommes que de s’en disputer sottement les soupirs.

Laure, à l’exemple de ces deux illustres associées, profitait aussi de ses beaux jours. Elle m’avait bien dit que je verrais de belles choses. Cependant je ne fis point le jaloux ; j’avais promis de prendre là-dessus l’esprit de la compagnie. Je dissimulai pendant quelques jours. Je me contentai de lui demander le nom des hommes avec qui je la voyais en conversation particulière. Elle me répondit toujours que c’était un oncle ou un cousin. Qu’elle avait de parents ! Il fallait que sa famille fût plus nombreuse que celle du roi Priam. La soubrette ne s’en tenait pas même à ses oncles et à ses cousins ; elle allait encore quelquefois amorcer des étrangers, et faire la veuve de qualité chez la bonne vieille dont j’ai parlé. Enfin Laure, pour en donner au lecteur une idée juste et précise, était aussi jeune, aussi jolie et aussi coquette que sa maîtresse, qui n’avait point d’autre avantage sur elle que celui de divertir publiquement le public.

Je cédai au torrent pendant trois semaines. Je me livrai à toutes sortes de voluptés. Mais je dirai en même temps qu’au milieu des plaisirs je sentais souvent naître en moi des remords qui venaient de mon éducation, et qui mêlaient une amertume à mes délices. La débauche ne triompha point de ces remords : au contraire, ils augmentaient à mesure que je devenais plus débauché ; et, par un effet de mon heureux naturel, les désordres de la vie comique commencèrent à me faire horreur. Ah ! misérable, me dis-je à moi-