Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/257

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mour rend la servitude si douce[1]. Pour paraître en quelque façon moins indigne du bien que ma bonne fortune me voulait procurer, je commençai d’avoir plus de soin de ma personne que je n’en avais eu jusqu’alors. Je m’attachai à chercher ce qui pouvait me donner quelque agrément. Je dépensai en linge, en pommades et en essences tout ce que j’avais d’argent. La première chose que je faisais le matin, c’était de me parer et de me parfumer, pour n’être point en négligé s’il fallait me présenter devant ma maîtresse. Avec cette attention que j’apportais à m’ajuster, et les autres mouvements que je me donnais pour plaire, je me flattais que mon bonheur n’était pas fort éloigné.

Parmi les femmes d’Aurore, il y en avait une qu’on appelait Ortiz. C’était une vieille personne qui demeurait depuis plus de vingt années chez don Vincent. Elle avait élevé sa fille, et conservait encore la qualité de duègne ; mais elle n’en remplissait plus l’emploi pénible. Au contraire, au lieu d’éclairer, comme autrefois, les actions d’Aurore, elle ne s’occupait alors qu’à les cacher. Enfin, elle possédait toute la confiance de sa maîtresse. Un soir, la dame Ortiz, ayant trouvé l’occasion de me parler sans qu’on pût nous entendre, me dit tout bas que, si j’étais sage et discret, je n’avais qu’à me rendre à minuit dans le jardin : qu’on m’apprendrait là des choses que je ne serais pas fâché de savoir. Je répondis à la duègne, en lui serrant la main, que je ne manquerais pas d’y aller ; et nous nous séparâmes vite, de peur d’être surpris. Je ne doutai plus que je n’eusse fait une tendre impression sur la fille de don Vincent, et j’en ressentis une joie que je n’eus pas peu de peine à contenir. Que le temps me dura depuis ce moment jusqu’au souper, quoiqu’on soupât de fort

  1. On trouve cependant de ces illusions présomptueuses et galantes dans le récit de celles que Jean-Jacques Rousseau se faisait à lui-même, lorsqu’il versait à boire à la comtesse de Solar. Ce morceau des Confessions revient précisément à ce chapitre de Gil Blas.