Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/267

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

J’étais fort du sentiment d’Aurore sur la nature de son dessein. Il me paraissait insensé. Cependant, quelque déraisonnable que je le trouvasse, je me gardai bien de faire le pédagogue. Au contraire, je commençai à dorer la pilule, et j’entrepris de prouver que ce projet fou n’était qu’un jeu d’esprit agréable et sans conséquence. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis pour lui prouver cela ; mais elle se rendit à mes raisons, les amants étant bien aise qu’on flatte leurs plus folles imaginations. Nous ne regardâmes donc plus cette entreprise téméraire que comme une comédie, dont il ne fallait songer qu’à bien concerter la représentation. Nous choisîmes nos acteurs dans le domestique, puis nous distribuâmes les rôles ; ce qui se passa sans clameurs et sans querelles, parce que nous n’étions pas des comédiens de profession. Il fut résolu que la dame Ortiz ferait la tante d’Aurore, sous le nom de dona Ximena de Gusman ; qu’on lui donnerait un valet et une suivante, et qu’Aurore, travestie en cavalier, m’aurait pour valet de chambre avec une de ses femmes, déguisée en page, pour la servir en particulier. Les personnages ainsi réglés, nous retournâmes à Madrid, où nous apprîmes que don Luis était encore, mais qu’il ne tarderait guère à partir pour Salamanque. Nous fîmes faire en diligence les habits dont nous avions besoin. Lorsqu’ils furent achevés, ma maîtresse les fit emballer promptement, attendu que nous ne devions les mettre qu’en temps et lieu. Puis, laissant le soin de sa maison à son homme d’affaires, elle partit dans un carrosse à quatre mules, et prit le chemin du royaume de Léon, avec tous ceux de ses domestiques qui avaient quelque rôle à jouer dans cette pièce.

Nous avions déjà traversé la Castille Vieille, quand l’essieu du carrosse se rompit. C’était entre Avila et Villaflor, à trois ou quatre cents pas d’un château qu’on apercevait au pied d’une montagne. La nuit approchait, et nous étions fort embarrassés. Mais il