Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/269

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demeurerions au château le lendemain. On nous servit à notre tour des viandes avec profusion, et nous ne fûmes pas plus mal couchés que nous avions été régalés.

Le jour d’après, ma maîtresse trouva de nouveaux charmes dans l’entretien d’Elvire. Elles dînèrent dans une grande salle où il y avait plusieurs tableaux. On en remarquait un, entre autres, dont les figures étaient merveilleusement bien représentées, mais il offrait aux yeux un spectacle bien tragique. Un cavalier mort, couché à la renverse et noyé dans son sang, y était peint ; et, tout mort qu’il paraissait, il avait un air menaçant. On voyait auprès de lui une jeune dame dans une autre attitude, quoiqu’elle fût aussi étendue par terre. Elle avait une épée plongée dans son sein, et rendait les derniers soupirs, en attachant ses regards mourants sur un jeune homme qui semblait avoir une douleur mortelle de la perdre. Le peintre avait encore chargé son tableau d’une figure qui n’échappa point à mon attention. C’était un vieillard de bonne mine, qui, vivement touché des objets qui frappaient sa vue, ne s’y montrait pas moins sensible que le jeune homme. On eût dit que ces images sanglantes leur faisaient sentir à tous deux les mêmes atteintes, mais qu’ils en recevaient différemment les impressions. Le vieillard, plongé dans une profonde tristesse, en paraissait comme accablé, au lieu qu’il y avait de la fureur mêlée avec l’affliction du jeune homme. Toutes ces choses étaient peintes avec des expressions si fortes, que nous ne pouvions nous lasser de les regarder. Ma maîtresse demanda quelle triste histoire ce tableau représentait. Madame, lui dit Elvire, c’est une peinture fidèle des malheurs de ma famille. Cette réponse piqua la curiosité d’Aurore, qui témoigna un si grand désir d’en savoir davantage, que la veuve de don Pèdre ne put se dispenser de lui promettre la satisfaction qu’elle souhaitait. Cette promesse, qui se fit devant Ortiz, ses