Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/291

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vos vertus en tombant dans les faiblesses des hommes ordinaires. Si j’ai donné ma fille au connétable, je ne l’ai fait, seigneur, que pour acquérir à Votre Majesté un sujet vaillant, qui pût appuyer de son bras et de l’armée dont il dispose vos intérêts contre ceux du prince don Pèdre. J’ai cru qu’en le liant à ma famille par des nœuds si étroits… Et ce sont ces nœuds, s’écria le prince Enrique, ce sont ces funestes nœuds qui m’ont perdu. Cruel ami, pourquoi me porter un coup si sensible ? Vous avais-je chargé de ménager mes intérêts aux dépens de mon cœur ? Que ne me laissiez-vous soutenir mes droits moi-même ? Manqué-je de courage pour réduire ceux de mes sujets qui voudront s’y opposer ? J’aurais bien su punir le connétable, s’il m’eût désobéi. Je sais que les rois ne sont pas des tyrans, que le bonheur de leurs peuples est leur premier devoir ; mais doivent-ils être les esclaves de leurs sujets ? et du moment que le ciel les choisit pour gouverner, perdent-ils le droit que la nature accorde à tous les hommes de disposer de leurs affections ? Ah ! s’ils n’en peuvent jouir comme les derniers des mortels, reprenez, Siffredi, cette souveraine puissance que vous m’avez voulu assurer aux dépens de mon repos.

Vous ne pouvez ignorer, seigneur, répliqua le ministre, que c’est au mariage de la princesse que le feu roi votre oncle attache la succession de la couronne. Et quel droit, repartit Enrique, avait-il lui-même d’établir cette disposition ? Avait-il reçu cette indigne loi du roi Charles son frère, lorsqu’il lui succéda ? Deviez-vous avoir la faiblesse de vous soumettre à une condition si injuste ? Pour un grand chancelier, vous êtes bien mal instruit de nos usages. En un mot, quand j’ai promis ma main à Constance, cet engagement n’a pas été volontaire. Je ne prétends point tenir ma promesse ; et si don Pèdre fonde sur mon refus l’espérance de monter au trône, sans engager les peuples dans un démêlé qui coûterait trop de sang, l’épée pourra décider entre nous