Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/296

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idée lui parut si affreuse, que, rappelant tout ce qui lui restait de force, il leva son épée qu’il tenait encore, et la plongea dans le sein de Blanche. Meurs, lui dit-il en la perçant ; meurs, infidèle épouse, puisque les nœuds de l’hyménée n’ont pu me conserver une foi que tu m’avais jurée sur les autels ! Et toi, poursuivit-il, Enrique, ne t’applaudis point de ta destinée ! Tu ne saurais jouir de mon malheur ; je meurs content. En achevant de parler de cette sorte, il expira ; et son visage, tout couvert qu’il était des ombres de la mort, avait encore quelque chose de fier et de terrible. Celui de Blanche offrait un spectacle bien différent. Le coup qui l’avait frappée était mortel. Elle tomba sur le corps mourant de son époux ; et le sang de l’innocente victime se confondait avec celui de son meurtrier, qui avait si brusquement exécuté sa cruelle résolution, que le roi n’en avait pu prévenir l’effet.

Ce prince infortuné fit un cri en voyant tomber Blanche ; et, plus frappé qu’elle du coup qui l’arrachait à la vie, il se mit en devoir de lui rendre les mêmes soins qu’elle avait voulu prendre, et dont elle avait été si mal récompensée. Mais elle lui dit d’une voix mourante : Seigneur, votre peine est inutile ; je suis la victime que le sort impitoyable demandait. Puisse-t-elle apaiser sa colère, et assurer le bonheur de votre règne ! Comme elle achevait ces paroles, Léontio, attiré par les cris qu’elle avait poussés, arriva dans la chambre, et, saisi des objets qui se présentaient à ses yeux, il demeura immobile. Blanche, sans l’apercevoir, continua de parler au roi. Adieu, prince, lui dit-elle, conservez chèrement ma mémoire ; ma tendresse et mes malheurs vous y obligent. N’ayez point de ressentiment contre mon père. Ménagez ses jours et sa douleur, et rendez justice à son zèle. Surtout faites-lui connaître mon innocence ; c’est ce que je vous recommande plus que toute autre chose. Adieu, mon cher Enrique… je meurs… recevez mon dernier soupir.